Le 8 juillet 2017, en conférence de presse lors du G20 à Hambourg en Allemagne, à la question du journaliste ivoirien Philippe Kouhon de savoir s’il ne fallait pas un Plan Marshall pour l’Afrique, Emmanuel Macron avait répondu notamment ceci: « Le défi de l'Afrique, il est civilisationnel aujourd'hui (…) Quels sont les problèmes ? Les États faillis ou les transitions démocratiques complexes, la transition démographique qui est l’un des défis essentiel de l’Afrique (…) Dans un pays qui compte encore sept à huit enfants par femme, vous pouvez décider d’y dépenser des milliards d’euros, vous ne stabiliserez rien ».
Ces propos sont, sans aucun doute, des insinuations méprisantes et condescendantes. Et de nombreux africains ne s’étaient pas fait prier pour répondre au chef de l’Etat français Emmanuel Macron à cet égard. J’avais répondu aussi au Président français. Non pas pour dire qu’il avait tout faux, mais pour relever que l’usage du vocable « civilisationnel » n’était pas idoine dans son discours et le faisait apparaître, à mon sens, comme la reprise à quelques choses près d’un autre discours aussi paternaliste que les Africains avaient déjà entendu à Dakar au Sénégal. Toutes choses qui dénotent, il est vrai, une certaine façon pour les dirigeants français - et peut-être même l’ensemble des anciennes puissances colonisatrices d’Europe - de regarder de haut les dirigeants de leurs anciennes colonies d’Afrique et leurs concitoyens par la même occasion.
On a beau avoir été scandalisé par la brutalité et les amalgames des propos de Nicolas Sarkozy dans son discours sur l’Afrique le 26 juillet 2007 à l'Université Cheikh Anta Diop de Dakar, nous devons avoir l’honnêteté intellectuelle de reconnaître sa pertinence dans le fond ou dans son esprit. Evacuons les passions et relisons-le : « le drame de l’Afrique est que l’homme africain n’est pas assez entré dans l’Histoire… ». Ce que Nicolas Sarkozy n’a pas su ou aurait dû dire, c’est : « le drame de l’Afrique est que l’homme africain n’est pas assez entré dans l’histoire du 21ème siècle » ou encore « le drame de l’Afrique est que les Africains, et surtout leurs dirigeants en particulier, n’ont rien compris à l’histoire de la marche du monde et de la Géopolitique ». Car, en vérité, l’Afrique est au commencement de l’Histoire et toutes les civilisations du monde. Lesquelles lui sont à jamais redevables quant à leurs fondements. Et si l’Afrique n’était pas suffisamment entrée dans l’Histoire, elle ne pouvait pas en être le fondement comme toutes les recherches et les découvertes le prouvent aujourd’hui. La publication de mon essai historique PATRIMOINE Le legs de l’Afrique Noire à la Grèce et la Rome antiques aux Editions Complicités (Coup de cœur 2019 des Bibliothécaires de la Ville de Paris) fut, en quelque sorte, une réponse à ces propos.
Nous devons nous réjouir cependant de ce que ce discours a réussi à nous piquer à vif sur notre fierté. En réponse, un groupe d’intellectuels africains a produit un livre L’Afrique répond à Sarkozy : contre le discours de Dakar*1 à l’initiative de l’écrivain et ancien ministre sénégalais Makhily Gassama pour combattre « avec vigueur, les grands arguments et clichés des théoriciens du racisme, développés et sans cesse réactualisés tout au long de l’histoire de la rencontre des races, des peuples et puis des Etats ». Il n’empêche que celui-ci reconnaît que « nous ne sommes pas innocents même si ces maux sont souvent suscités, provoqués ou entretenus par des forces extérieures, par des individus et des groupes d’intérêt, prêts à toutes les injustices et à toutes les atrocités pour sauver les privilèges que nous leur avons accordés au détriment du développement de nos pays ».
Et si fierté nous avons, elle ne devrait pas s’arrêter aux discours, à la rhétorique ou aux coups de colère. Hormis des citoyens africains, combien de dirigeants africains s’en sont vraiment indignés? C’est la preuve que cette réflexion est, on ne peut plus, révélatrice de notre grande responsabilité dans la situation qui est la nôtre dans tous les domaines. Mais analysons-là à l’aide d’éléments de notre Histoire.
A y regarder de près, nos grands motifs de fierté dans l’histoire de l’humanité se trouvent dans notre passé, lointain, voire très lointain quand on évoque la contribution des Africains à la civilisation de l’universel dont aimait à parler Léopold Sédar Senghor. On peut citer, entre autres, l’invention des langues par les Homo Sapiens en Afrique, l’invention des hiéroglyphes ou l’érection des pyramides par les anciens Egyptiens…, les grandes civilisations nubiennes de Kousch, des légendaires Sao du lac Tchad, l’histoire de l’Empire du Ghana, de l’Empire du Mali, l’Empire Songhai de Gao… et tant d’autres magnificences artistiques anéanties comme dirait Aimé Césaire.
Comment comprendre alors que nous autres Africains soyons aujourd’hui à la traîne, prompts à accuser les autres d’être la cause de notre retard et de nos malheurs, si ce n’est chercher à justifier nos propres turpitudes à bon compte. Il y a encore quelques décennies, bien des pays d’Asie étaient au même diapason que la plupart des pays africains. Le niveau de développement économique, politique, social et culturel auquel ils sont parvenus aujourd’hui prouve – s’il en était encore besoin – qu’il n’y a guère d’excuses qui vaillent pour nous Africains. Qu’il s’agisse de la traite des esclaves, de l’invasion étrangère, de la colonisation ou des catastrophes naturelles, toutes ces tribulations ont été aussi et sont encore le lot de nombreux peuples dans le monde. Et c’est aux tréfonds d’eux-mêmes qu’ils ont dû aller puiser la force et l’ingéniosité qui leur ont permis de surmonter ces épreuves et d’accomplir les progrès qui sont les leurs aujourd’hui. Nous Africains, à quelque niveau que ce soit, nous devons nous interroger individuellement et collectivement sur notre engagement quotidien et permanent à travailler pour défendre notre dignité, notre honneur d’hommes et de peuples envers et contre les atavismes du monde que nous partageons avec les autres. Seul, en effet, le travail libère l’homme, ce qui n’est un secret pour personne.
Arrêtons de regarder en permanence derrière nous, si nous ne voulons pas trébucher et tomber à tout moment et prendre ainsi le grand risque d’être sempiternellement à la traîne et les éternels derniers. Point n’est question d’oublier le passé, mais plutôt de nous en servir pour construire le futur.
Nos vrais problèmes en tant qu’Africains ne sont pas la diversité de nos peuples, encore moins nos querelles intestines du passé et du présent ou notre supposée inintelligence congénitale. C’est plutôt la traîtrise de ces Africains qui dirigent l’Afrique mais qui ne sont plus des Africains au fond d’eux-mêmes ; leur attitude machiavélique qui consiste à maintenir la majorité de leurs peuples dans l’ignorance pour mieux exploiter cette ignorance en les manipulant ; leur souci majeur de gagner et de thésauriser de l’argent facile qui n’est nullement le fruit réel de leur travail, leur incurie à faire du travail et de la saine émulation au travail la valeur sociale la plus partagée et l’unique qui permet de gagner de l’argent, et cela par le seul mérite.
Puisque nombre d’entre eux-mêmes ne gagnent pas à leur mérite, parce qu’ils sont vendus à des intérêts étrangers à l’Afrique qu’ils servent au détriment de leurs peuples, et que leurs privilèges dépendent de leur degré de servitude que du fruit de leur propre travail, ils ne peuvent guère imposer le mérite au travail. Nous ne pouvons donc pas nous attendre qu’ils soient de bons exemples pour nous ou pour l’Afrique.
Nous avons cette propension à nous réfugier dans notre histoire afin de nous donner bonne conscience, un brin de fierté ou de dignité et de nous consoler chaque fois que nous sommes confrontés aux réalités de notre monde actuel, alors même que nous ignorons notre propre histoire. Si nous la connaissions vraiment, nous saurions que dans le confinement de nos frontières actuelles que nous a imposé la Conférence de Berlin de 1885 qui partagea l’Afrique entre les puissances coloniales comme un gâteau, nous sommes quasiment tous des étrangers. Si nous la connaissions vraiment, nous saurions, tout au moins pour ce qui est de l’Afrique de l’Ouest, que nous venons quasiment tous d’un seul et même endroit d’Afrique – la Vallée du Nil – avant de former aujourd’hui des entités différentes et indépendantes et que nous devons être solidaires où que nous sommes. Si nous la connaissions vraiment, nous saurions qu’il y a eu, au fil des siècles, une imbrication ethnique inextricable telle que nous sommes quasiment tous des cousins quelque part si l’on doit démêler l’écheveau. Alors, pourquoi maintenir des divisions artificielles inutiles qui ne servent nullement l’Afrique et les Africains ?
Cela dit, la maxime qui fait honte à l’enfant qui ne fait pas mieux que son père ou sa mère est bel et bien connue de tous. Quelle fierté peut-il y avoir à évoquer le passé glorieux de ses ancêtres au lieu de son présent tout au moins aussi glorieux ? Le monde avance mais l’Afrique stagne. Certains diraient qu’elle avance à son propre rythme. Soit. Quand la distance qui sépare les Africains des autres peuples du monde se creuse au fur et à mesure qu’elle avance à son propre rythme, autant dire que l’Afrique stagne si elle ne recule pas en définitive. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, nous sommes obligés d’arriver à la conclusion que nos ancêtres ont accompli de bien plus grandes œuvres hier que nous aujourd’hui. En dépit de notre prétendue évolution. Et nous n’avons qu’à nous plaindre de nos faillites de plutôt que d’accuser éternellement l’Europe qui, si elle est en partie responsable de nos malheurs, a bon dos pour porter le fardeau que nous nous refusons aujourd’hui encore de soulever, tout au moins jusqu’au niveau des genoux.
Par Marcus Boni Teiga
*1 - Makhily Gassama (direction) L’Afrique répond à Sarkozy : contre le discours de Dakar, éd Philippe Rey, 2008, 478 p