C’est un immense chantier sur l’évolution et la promotion de nos langues et surtout sur la perspective de leur récupération par le support écrit et leur introduction dans le système scolaire formel afin d’en faire des langues de science, de création et de développement. Mais le mythe des origines glorieuses a aussi beaucoup tenté les linguistes, celui des peuples originels, nécessairement conquérants et dominateurs. Il en a été ainsi des Indo-Européens qui sont introuvables jusqu’à ce jour après de vaines recherches, non seulement en linguistique historique et descriptive, en histoire et en archéologie préhistorique mais aussi en génétique avec l’introduction des ADN. Un certain nombre de travaux ont concerné le continuum ‘Gbé’ au sein des langues africaines. Les langues, comme les sociétés qui les ont sécrétées et qu’elles reflètent, évoluent, connaissant tantôt des périodes de changement rapide et de dispersion, tantôt des pics de grande stabilité et de consolidation. Le travail amorcé par la communication du Professeur Flavien Gbéto est immense et les perspectives sont prometteuses.
Je me contenterai ici de faire quelques observations sur ces phénomènes pour ce qui nous concerne particulièrement au Bénin. Sommes-nous davantage marqués par une certaine unicité ou sommes-nous plutôt pétris par la multitude et la diversité qui nous entourent ? Entre singularité et pluralité des langues, des groupes socioculturels et des individus, il y a une interrelation complexe relevant autant de facteurs endogènes qu’exogènes, internes mais aussi externes. Dans ce sens, nous ne devons pas nous inquiéter d’un trop grand nombre de particularités ou de parlers locaux mais nous devons veiller à ne pas davantage insister sur ce qui peut nous diviser que sur ce qui peut nous rapprocher et nous rassembler.
Quelques questions méritent d’être abordées pour nous permettre de faire avancer la réflexion. Je me bornerai donc à la soixantaine de parlers ‘gbé’ que les travaux de nos linguistes ont eu le mérite de répertorier en cinq groupes d’intercompréhension à peu près intégrale, en recourant à des critères essentiellement linguistiques, phonologiques mais aussi avec des ajustements morphosyntaxiques
La plupart des groupes socioculturels, nous a-t-on appris, dans la partie méridionale des territoires du Ghana jusqu’au Nigeria, de l’ouest vers l’est en traversant le Togo et le Bénin et d’est en ouest, en dehors du groupe « gain-mina » sont de souche Aja-Tado, la cité ancestrale aujourd’hui en ruines, qui fait figure de principal foyer de re-dispersion pour la plupart des souches émergeant dans cette partie méridionale. La première vague migratoire serait donc partie du territoire aujourd’hui situé au Nigeria et serait même arrivée de plus loin, depuis la Boucle du Niger (Delta intérieur du fleuve) située actuellement en territoire du Mali, selon les travaux d’Yves Person et de Nicoué Gaybor.
Si nous nous intéressons maintenant au groupe de parlers répertorié « fon » et comprenant notamment les locuteurs du ayizogbé, du wémègbé, aujourd’hui installés dans la Vallée du fleuve Ouemé, du gungbé, essentiellement dans et autour de Porto-Novo, du maxigbé qui s’étendent aujourd’hui sur pas moins de huit communes, sur le Plateau, dans le Zou et dans les Collines et qui débordent largement sur le territoire togolais, notamment dans la région d’Atakpamé et de l’Anié, et enfin du fongbé (Alladaxu futur Danxomé), groupe de population ayant contribué à la mise en valeur du future plateau d’Abomey et la mise en place de la « nationalité fon » avec l’avènement du Royaume du Danxomè, nous pouvons dire que c’est le groupe qui a montré le plus haut niveau d’intercompréhension.
Les quatre premiers groupes de populations ont été accueillis par les Guédévi de souche ‘ede yoruba’, les plus anciens habitants de ces terres et maîtres des lieux (les Ayinon), bien avant les derniers venus, les Alladaxonu-Agassouvi qui ont été à leur tour aidés à s’installer. Ce qu’on a appelé plus tard la « nationalité fon », avec à la clé leur idiome de communication, le fongbé, a donc été, selon les travaux d’historiens européens comme africains, bien en place avant l’avènement des Alladaxonu-Agasuvi, les futurs fondateurs du royaume du Danxomè.
En prenant maintenant quelques repères, tentons de rapprocher quelques faits et gestes en nous situant toujours dans le groupe socioculturel identifié « fon », dont le symbole le plus puissant a été le Royaume du Danxomè, qui s’est retrouvé confronté à l’est au non moins puissant Royaume de Kétou qui semble avoir été établi quelque deux ou trois siècles auparavant et qui relevait des populations de souche ‘édé yoruba’ pour l’essentiel. Mais il se trouve aujourd’hui dans la Commune de Kétou et dans le Département du Plateau une importante population identifiée comme Mahi, notamment dans des localités comme Adakplamè et Kpankoun. A Kpankoun précisément, une certaine tradition orale, bien ancrée à Kétou aussi, voudrait que les fondateurs du Royaume aient trouvé à leur arrivée dans la région une population qui y était avant eux et chez qui ils sont allés chercher du feu, symbole de la conquête de la nature par l’homme. Depuis ce temps et à chaque nouvelle intronisation royale, les dignitaires de Kétou vont chercher symboliquement du feu pour marquer une certaine allégeance à cette population qui a en quelque sorte accueilli leurs premiers ancêtres (cf. une importante publication de Félix Iroko sur ce dossier). Ce fait, loin d’être anodin ou anecdotique, indique que des populations identifiées aujourd’hui comme « Maxi » étaient antérieures à l’établissement du Royaume de Kétou. Cela nous oblige à poursuivre nos investigations pour clarifier les origines et les itinéraires des populations classées aujourd’hui comme locutrices du « Maxigbé ». Une chose est claire en tout cas, la « nationalité fon », avec comme pouvoir central fort le Royaume du Danxome et dont l’idiome de communication est le « fongbé », semble avoir été issue d’un mélange complexe de mouvements des populations des groupes socioculturels mentionnés plus haut.
En prenant en compte les deux principes de synchronie et de diachronie (oscillation, variation synchronique et évolutions diachronique) qui sont deux approches d’un même sujet d’étude, ici le langage et les langues, l’une s’intéressant à la mise en place d’un moyen de communication à un moment donné tandis que la seconde s’intéresse à ses évolutions dans le temps (ramification, diversification, complexification en fonction des usages qu'en feront les différents sous-groupes dans leurs nouveaux contextes naturels, sociaux et culturels (cf. -M. Defays et D. Meunier, Singularité et pluralité des langues, des groupes et des individus. Babel et Frankenstein, Paris, L'harmattan, 2015, p.26), nous devons pouvoir déboucher sur quelques conclusions pratiques dans le domaine qui a préoccupé Flavien Gbéto et qu’on peut qualifier volontiers d’archéologie linguistique concernant le parcours migratoire et linguistique des populations locutrices du continuum ‘gbé’
Si je reviens sur l’expérience historique évoquée par Romuald Michozounou évoquée au cours de deux colloques, d’abord à Dangbo (« Le Plateau d’Abomey : une terre d’accueil des Wěmĕnu du XIVIème au XIXème siècle », Actes du colloque de Dangbo du 21 au 23 août 2018, pp.13-44) et à nouveau à un autre à Savalou, consacré à l’itinéraire migratoire du Roi Ahossou-Soha Gbaguidi Zamou, 1595-1718, lors du tricentenaire de son décès (1718-2018, ce souverain ayant traversé tout le 17ème siècle de son vivant depuis que sa présence a été signalée comme déterminante dans l’accueil et l’établissement des Aladaxonu-Agasuvi à Houawe jusqu’à sa disparition à Yota-Zounzonkanmè, sa retraite boisée près de Savalou), nous retrouvons un pan important de l’histoire autour du peuplement du futur plateau d’Abomey et de la fondation du Royaume du Danxomè. Selon T. J Avolonto, Y. Person, P. Mercier et J. Lombard, ainsi que J. A Bergé, V. Agbanu et N. L. Gaybor, l’important groupe de population qui s’est joint aux Guédévi de souche ‘Edé Yoruba’, aux Ayizo devenus Za à leur arrivée sur le plateau et les Wémènou, pour accueillir et installer les Alladahonou, c’est bien celui de Gbaguidi Soha, curieusement identifié comme Xweda, alors que ce dernier, bien que né d’un père Xweda en exil est réputé être d’une mère Wéménu de Damè-Wogon, aujourd’hui dans la commune de Bonou. Gbaguidi aurait succédé quelques années auparavant, probablement autour de 1610, à son grand-père maternel Ligbo, au grand mécontentement des Ligbovi de lignée mâle, à Yayè (ou Yayédji), aujourd’hui disparu (emplacement actuel d’Atchérigbé). Il serait reparti vers le sud après l’assassinat de sa mère et est arrivé au niveau de Cana où il a trouvé accueil et hospitalité Si l’on sait qu’aujourd’hui le Xweda ou Xwela ne fait pas du tout partie des parlers répertoriés dans le « groupe fon » (avec le ayizogbé, le wémègbé le gungbe et le maxigbé), on peut en conclure que les langues ont beaucoup évolué au fil des temps, au point où l’intercompréhension de proche en proche s’est altérée et même rendue difficile pour certaines d’entre elles. Au XVIème siècle où ces populations avaient amorcé leurs migrations et pérégrinations vers ce qui est aujourd’hui le Plateau d’Abomey, le vocable « Maxi » ou « Maxigbé », associé aujourd’hui à Gbaguidi et d’autres meneurs d’hommes n’était pas encore prononcé, mais l’impressionnante population qui va du Département du Plateau au Département du Zou, notamment en pays agonlin puis dans au moins 4 communes sur les 6 composant le Département des Collines, avec extension à Atakpamé au Togo, était bel et bien en place. D’importantes recherches doivent se poursuivre pour élucider la pièce manquante au puzzle sur l’itinéraire de migration, le liant culturel et surtout l’antériorité de l’ethnonyme « Maxi » et des populations qui s’y identifient aujourd’hui, par rapport au puissant Royaume de Kétou qui est lui-même antérieur au Royaume du Danxomè. Fondamental est aussi le rôle joué par le pays agonlin, si proche du Royaume du Danxomè mais si tenace dans sa détermination à préserver son identité socioculturelle et linguistique.
Enfin, il est important de chercher à savoir l’origine des Wémènou et le sens qu’on peut trouver à leur nom, même si on sait qu’ils sont antérieurs aux Alladaxonou-Agassouvi, aussi bien pour la branche qui a établi le Royaume du Danxomè que celle qui a fondé Hogbonou-Adjatchè- Porto-Novo. Leur nom a-t-il un lien avec le fleuve que les explorateurs français ont baptisé « Fleuve Ouémé » et que tous les riverains appellent « Wŏo » du nord au sud ? La portion du fleuve qui traverse Damè-Wogon par exemple s’appelle « Wŏogbô » (le grand Wŏo) et le nom de la Commune de Ouessè-Ouogoudo signifie « sur l’autre rive du Wŏo ».
Si « Wémé » a quelque lien avec le fleuve Ouémé, ne s’agirait-il pas en réalité d’une contraction de « Ayiwémé » (originaire de la terre blanche) ? Si on sait que le mouvement de populations entre les deux plans d’eau, de l’Ouémé-Nokoué et celui du Couffo et du Lac Ahémé (Ahen) qui lui sert de de déversoir est incessant en toutes saisons, en pirogue en temps de crue et de hautes eaux comme à pied au temps d’étiage par les passages à gué, on peut en conclure que les « Wémènou » sont originaires des terres blanches entre ces deux plans d’eau. Il est probable que si les « Wémégnou » sont de souche Adja-Tado, il n’est pas exclu qu’ils viennent d’une localité où la terre est blanche, par opposition à d’autres endroits où la terre est noire.
En tout cas il faut pousser l’investigation du côté de deux localités qui sont aujourd’hui dans le Département du Zou. Il s’agit de « Ayiwémè », dans la Commune de Bohicon, Arrondissement de Bohicon 1 et la localité de « Ouémè », dans la Commune d’Abomey, Arrondissement d’Agbokpa.
Au terme de cette petite réflexion, on peut conclure que les similitudes et les différences entre les langues relèvent de phénomènes infiniment plus complexes et multidimensionnels que ne l’ont laissé entendre certaines constructions philologiques ou historiographiques. A ce point, il est nécessaire de signaler que l’arbre généalogique, à lui tout seul, n’est pas un instrument très adéquat pour analyser l’évolution des langues et nous serons bien avisés de ne pas tomber dans le même piège ethnocentriste que les adeptes d’un peuple originel « aryen » ou « indo-européen »
Comme les ingénieurs de langues, les inventeurs de langues au niveau des couvents de notre aire culturelle, les linguistes, les historiens, les archéologues et les spécialistes de la tradition orale doivent faire preuve de beaucoup d’ingéniosité, déjà au niveau des commissions linguistiques puis plus tard des académies et des instituts de recherche qui doivent fixer des normes et standards pour nous aider à séparer le mythe de la science. Des exemples édifiants s’offrent à nous dans le domaine des mélanges et de l’évolution des langues, en Afrique et ailleurs. Hugo Schuchardt, l’inventeur du créole, a proposé avec beaucoup de perspicacité des modèles plus complexes que l’arbre généalogique et a eu à préciser qu’il n’y avait pas de langue qui ne soit mélangée (cf. Robert Nicolai, Université de Nice et institut universitaire de France « A propos de Schuchardt, du mélange des langues et des contacts, Points de vue, masquages et évitements », Journal of Language contact 7 ((2014) 211-249) On peut citer pêle-mêle le vietnamien, le roumain, le yiddish, le swahili, l’afrikaans, une langue d’origine néerlandaise mais qui après trois siècles de séparation du pays d’origine, s’est particularisé au point de devenir incompréhensible au Néerlandais des Pays Bas. Il y a ensuite le maltais, le songhaï, parmi les plus connues, sans compter l’anglais, langue germanique à l’origine, mais qui dans son vocabulaire et sa structure s’est considérablement ‘latinisée’, suite à la conquête normande en 1066. Plus près de nous l’idaacha, une langue de souche yoruba mais qui s’est adaptée à son environnement particulier.
Voilà les quelques réflexions que m’a inspirées la communication magistrale du professeur Flavien Gbéto sur le parcours migratoire et linguistique de nos ancêtres. J’ai jugé utile d’apporter quelques éléments à ce débat dont on attend beaucoup, car la culture et les potentialités d’un peuple s’expriment d’abord à travers l’idiome de communication qu’est la langue. L’approche historique est pertinente mais il appartient à nos historiens, archéologues, sociologues et d’autres spécialistes des sciences humaines et sociales de séparer la science du mythe.
Il est peut-être bon de rappeler, pour finir, et en ne changeant pas tout à fait de sujet sur les mélanges et les lois génétiques, qu’il faut aborder avec beaucoup de discernement et de perspicacité, notamment en recourant de façon exclusive à l’arbre généalogique pour appréhender l’évolution des langues. Un scientifique comme Charles Robert Darwin dont les travaux ont pratiquement été redécouverts au XXème siècle avec les néo-darwiniens, était à deux doigts de découvrir les lois de l’hérédité, dont la paternité a été accordée à juste titre à Grégor Mendel qui pourtant vivait à la même époque que lui. L’hérédité n’est pas qu’une opération de mélanges comme en peinture mais concerne des gènes particulaires, qui sont transmis ou ne sont pas transmis aux générations suivantes mais qui ne sont jamais dilués ni éliminés par la sélection naturelle. Les langues évoluent mais laissent parfois des survivances appelées archaïsmes qui ne subsistent que dans des formules figées comme en français « férir » = « frapper » qui n’existe que dans l’expression « sans coup férir » = « sans se donner beaucoup de mal ».
Les langues obéissent aussi bien aux lois de sélection naturelle qu’aux exigences des facteurs culturels et sociaux, et notre époque est décidément l’ère de la mixité et des initiatives hardies pour prendre l’initiative historique. Nous pouvons décider de nous emparer de ce que nous avons jugé positif chez l’autre et dont nous pourrions avoir grand besoin, pour pouvoir aller de l’avant. Il en est ainsi des langues, qui empruntent énormément les unes aux autres (les Latins ont pris le « Y grec » à l’alphabet grec parce qu’ils en ont besoin d’exprimer certains sons jusque-là étrangers. Le « W », double V » que les Anglais appellent « double U » est emprunté à la langue germanique pour exprimer des sons absents dans leur transcription graphique. Les Africains locuteurs des parlers Gbé devront incorporer délibérément des consonnes comme le « r » présent chez les locuteurs yorubaphones, ou « p », présent chez les « minaphones » mais absent chez les groupes « adja-fon ». A l’ère du numérique et de la révolution technotronique, il est peut-être tard pour que nous puissions retourner dans nos cocons et tenter de retrouver des racines problématiques qui de toute façon ont déjà brûlé. Nous devons dans tous les cas inventer de nouveaux possibles affranchis des vieux modèles coloniaux, des contributions de qualité dont le monde d’aujourd’hui et de demain a grand besoin.
Professeur Augustin AINAMON
Coordonnateur de la Formation doctorale des Etudes anglophones,
Directeur scientifique du Laboratoire du Groupe de Recherche sur l'Afrique et la Diaspora, GRAD.