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LITTERATURE/DIRES DU MONDE : Fanon et Césaire, le combat pour les sans-voix de l’Histoire

L'écrivain et cinéaste mauricien Khal Torabully

Aimé Césaire : « Ma bouche sera la bouche des malheurs qui n’ont point de bouche, ma voix, la liberté de celles qui s’affaissent au cachot du désespoir. » Ainsi pourrait-on commencer cette rencontre à deux voix, entre l’œuvre de Frantz Fanon et d’Aimé Césaire lors de l’événement « Ceux qui s’engagent », organisé par l’EPI, à Vaulx en Velin (France), le 18 octobre. L’idée était de faire dialoguer deux hommes dont l’engagement contre le colonialisme est unanimement reconnu, même si les chemins pris par l’un et l’autre ont divergé.

J’ai eu l’honneur et le plaisir d’y rencontrer Mireille Fanon-Mendès-France, qui a évoqué le parcours de son illustre père. Je l’ai fait pour Aimé Césaire, tout en rappelant l’apport de l’engagisme dans le combat fraternel pour la dignité. En marge de cette rencontre, je livre ici quelques échos de l’échange, et quelques réflexions, avant de revenir plus longuement sur cet échange riche à plusieurs titres.

Discours sur colonisation et décapitations
Pour nous, Césaire est l’homme qui a dressé le réquisitoire le plus juste contre le colonialisme et son « œuvre positive » civilisatrice. Dans son Discours sur le colonialisme, Césaire souligne que colonisation est barbarie et aliénation. Il y évoque les décapitations coloniales, qui sont à mettre en relation avec un dramatique épisode récent, la décapitation d’Hervé Gourdel. Je cite Césaire :

« Etait-il inutile de citer le colonel de Montagnac, un des conquérants de l’Algérie : « Pour chasser les idées qui m’assiègent quelquefois, je fais couper des têtes, non pas des têtes d’artichauts, mais bien des têtes d’hommes. » Convenait-il de refuser la parole au comte d’Hérisson : « Il est vrai que nous rapportons un plein baril d’oreilles récoltées, paire à paire, sur les prisonniers, amis ou ennemis. » Et « Pour ma part, si j’ai rappelé quelques détails de ces hideuses boucheries, ce n’est point par délectation morose, c’est parce que je pense que ces têtes d’hommes, ces récoltes d’oreilles… prouvent que la colonisation, je le répète, déshumanise l’homme même le plus civilisé. » La barbarie, hélas, n’est pas le monopole de l’autre que la colonisation déshumanise pour mieux l’asservir. Elle appelle un contre-discours. Cette déconstruction se retrouve, en écho, dans une analyse disponible sur le blog de la Fondation Frantz Fanon, dont le titre est Barbarie disent-ils… : « Les décapitations filmées d’otages occidentaux en Irak et d’un randonneur français en Algérie suscitent légitimement un sentiment d’horreur… L’émotion produite par ce théâtre de la cruauté est cependant froidement manipulée par des médias et des relais politiques en Occident. La qualification sans cesse reprise de « barbaries », perpétrées par des « barbares », répond à la volonté de déshumaniser (nos italiques) les auteurs de ces atrocités. Hors du limès de la Civilisation, ils ne relèvent plus du droit commun et ne sont plus passibles des lois ordinaires. Il s’agit (…) de dénoncer l’irréductible barbarie de « l’autre » présenté comme totalité indistincte pour mieux soumettre ou exterminer, au-delà des criminels, toute une société. Ou comme dans les cas de l’Irak et de la Syrie de détruire des Etats ». J’ai opéré ce rapprochement pour que l’on ne cherche pas à opposer l’œuvre de Fanon et de Césaire. Si le combat fut mené sur le terrain, notamment en Algérie, pour Fanon, et dans l’institution pour Césaire, d’un point de vue philosophique et textuel, de nombreuses passerelles existent à satiété entre ces deux grandes voix engagées. Peau noire, masque blanc de Fanon est pour moi le répondant psychiatrique, non dénué de littérarité, du Discours sur le colonialisme de Césaire.

« L’Homme noir ou de couleur est hors histoire »
Cette « barbarie » renvoie aux propos de Sarkozy, que « l’homme africain qui n’est pas assez entré dans l’Histoire ». Ces mots au plus haut niveau de l’état indiquent que l’Histoire ne s’arrête pas au siècle dernier ou au dernier bulletin télévisé. Mireille Fanon-Mendès-France a rappelé fort justement que ces propos ont décomplexé le discours raciste en France.

Et ce système œuvre dans la continuité. Nicolas Sarkozy, à Toulon le 7 février 2007, a repris son offensive : « Le rêve européen qui fut le rêve de Bonaparte en Egypte, de Napoléon III en Algérie, de Lyautey au Maroc, ne fut pas tant un rêve de conquête qu’un rêve de civilisation. Cessons de noircir le passé de la France. Je veux le dire à tous les adeptes de la repentance : de quel droit demandez-vous aux fils de se repentir des fautes de leurs pères, que souvent leurs pères n’ont commises que dans votre imagination ? »

A l’entendre, c’est l’européen, dans sa « mission civilisatrice » qui écrit l’Histoire de l’autre. En cela Sarkozy redit pour l’Afrique et le monde arabo-musulman ce qu’Hegel a dit pour l’Inde et la Chine en 1820, déjà : « L’Histoire de la Chine n’a montré aucun développement, donc il n’y a pas lieu de perdre du temps avec elle…La Chine et l’Inde se trouvent en dehors de l’Histoire. »

L’ahistoricité de l’autre sert un but particulier, vider l’autre de sa mémoire, de sa dignité, de son humanité pour mieux l’asservir. Le langage ici sert de démarcation entre l’indigène ‘sans culture, sans mémoire, sans civilisation’ et le colonisateur chargé le « civiliser ».

Le Discours sur le colonialisme nous apporte ici, d’emblée, un regard lucide sur cette mystification coloniale qui joue sur le pseudo-humanisme universel : « L’essentiel est ici (…) de répondre clair à l’innocente question initiale : qu’est-ce en son principe que la colonisation ? De convenir de ce qu’elle n’est point ; ni évangélisation, ni entreprise philanthropique, ni volonté de reculer les frontières de l’ignorance, de la maladie, de la tyrannie, ni élargissement de Dieu, ni extension du Droit ; d’admettre une fois pour toutes, sans volonté de broncher aux conséquences, que le geste décisif est ici de l’aventurier et du pirate, de l’épicier en grand et de l’armateur, du chercheur d’or et du marchand, de l’appétit et de la force. (...)» .

Césaire, comme Fanon, ont tôt montré l’aliénation qui point dans cette confiscation de la « civilisation » et du discours humaniste ou de droits de l’Homme. Ils pointent, tous deux, du doigt, les bourgeois, qui au sortir de la Révolution française, ont été les porteurs du capitalisme accompagnant la Révolution industrielle et son besoin d’expansion coloniale. Aussi, la mise en contact, fut celle de la domination, de l’asservissement et du larbinisme,  jamais une rencontre. Car c’est la marchandisation du monde qui était à l’œuvre. Jamais une entreprise civilisatrice…

Par Khal Torabully
Source : www.lemauricien.com

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