Bossuet, homme d’Eglise, prédicateur et écrivain français, reconnu pour sa verve oratoire hors pair, disait : « Qui veut bien juger de l’avenir doit consulter les temps passés ». C’est fort de cette pensée que Bakadisula Katumba, homme d’Eglise, professeur des universités, chercheur et observateur patenté de la vie politique en R.D. Congo depuis deux décennies, tourne son regard vers le passé et examine critiquement la question chaude des relations entre l’Eglise et l’Etat, à la lumière de la tradition catholique et de la justification de la quiddité de l’action de l’Eglise dans la sphère politique sous n’importe quels cieux.
En effet, aujourd’hui plus qu’hier, c’est-à-dire depuis les origines du christianisme, la relation entre Eglise et pouvoir politique est une question farouchement discutée et disputée, une question pluriséculaire qui divise et fait couler beaucoup d’encre. Tout l’éventail de schémas possibles, de la théocratie à la séparation la plus étanche entre religion et politique, qui réduit la foi à un champ purement privé, a été évoqué, sinon traduit dans la pratique. L’évolution historique fut marquée par des moments aussi divers que la suspicion mutuelle au temps des premiers chrétiens, en passant par la christianisation de l’Empire, les querelles du Moyen Age pour la suprématie entre pouvoir politique et religieux, les diverses étapes de la sécularisation pour aboutir à la disparition de la puissance temporelle de l’Eglise à la fin du XIXème siècle, disparition que le Saint Siège mit plusieurs années à accepter. En réalité, cette acceptation n’aboutit pleinement qu’avec la « Déclaration sur la liberté religieuse » de Vatican II, DC, Nr. 1463, 1966, Col.97-110, qui stipule que « la liberté religieuse… ne porte aucun préjudice à la doctrine catholique traditionnelle sur le devoir moral de l’homme et des associations à l’égard de la vraie religion et de l’unique Eglise du Christ ».
Il n’est pas du propos de Bakadisula de retracer dans le détail les étapes de ce processus qui demanderait plusieurs existences à plusieurs hommes, mais de prendre position dans un débat d’importance. « Tous les arts qui concourent au bien-être de l’homme, affirmait Cicéron, se tiennent inextricablement liés ». Bakadisula n’est pas de la famille d’auteurs inutilement polémistes fougueux, ceux qui mettent à profit leur don de parole pour détruire par un bavardage affreux. Il est par contre l’édificateur d’un dialogue constructif, en vue d’une vérité multiséculaire pérenne. Pour lui, Eglise et politique sont deux cours d’eau qui s’appellent en même temps qu’ils se repoussent. Les deux, au Congo comme ailleurs, sont au service des hommes. « L’Eglise ne se dégage des intérêts de ce monde que pour mieux être en mesure de pénétrer la société…. », déclarait Paul VI au corps diplomatique accrédité auprès du St Siège en 1966. C’est en quelques mots, résumer toute la grande philosophie du document conciliaire « Gaudium et Spes » et des développements subséquents au sein de l’Eglise.
Affirmer que la foi en R.D. Congo a une dimension sociale et politique, telle est la thèse fondamentale que l’A. de cet ouvrage de 213 pages défend en trois chapitres d’inégale longueur. Eloignant de nous le spectre des discussions exégétiques et théologiques inutilement longues, le premier chapitre (p.p. 11-21) détermine brièvement le quadrillage juridico-politique du fondement de l’autorité politique en puisant dans deux traditions à la fois « complémentaires et contradictoires » complétées par « la philosophie des droits, introduite dans le discours catholique par Jean XXIII, ainsi que la reconnaissance conciliaire de l’autonomie du politique » (p.11). Ces traditions sont :
- La théorie de l’autorité politique d’inspiration paulinienne et augustinienne ;
- La théorie thomiste d’origine aristotélicienne sur le bien commun.
Selon la première tradition, tout est sous-tendu par le principe qui veut « que chacun se soumette aux autorités en charge » (p. 11), « car il n’y a point d’autorité qui ne vienne de Dieu, et celles qui existent sont constituées par Dieu » comme l’atteste bien Rm 13,1 (p.11). Subséquemment, tout ce que ce principe implique vaut son pesant d’or, qu’il s’agisse de la soumission par motif de conscience exhortant à payer les impôts (Rm 13,5 et Rm 13,7), ou qu’il s’agisse d’un comportement contraire à cette soumission (Rm 13,2 et Rm 13,3-4).
Toutes proportions gardées, cette conception paulinienne du pouvoir, largement différente de nos conceptions démocratiques et laïques selon l’A. (p. 12), est pleine d’enseignements. Le premier enseignement, c’est de demander à chaque citoyen d’assumer pleinement sa double responsabilité de citoyen du Royaume de César et de citoyen du Ciel (p. 13) en rendant à ces deux royaumes, ce qui leur revient(Mc 12,17). Le deuxième enseignement soutient que les autorités et les institutions civiles ne sont pas mauvaises, elles exercent un véritable service divin (p. 13) « Reflet de la puissance divine, elles participent à son œuvre. Et c’est parce qu’elles sont un « instrument de Dieu pour conduire au bien » (Rm 13,4), « pour faire justice et châtier qui fait le mal » (Rm 13,4b), qu’elles exigent de tous respect et obéissance (Rm 13,5). A chacun donc, et surtout à chaque baptisé, d’être un bon citoyen, en recherchant, à l’époque et dans la situation qui sont les siennes, les grandes lignes et les modalités concrètes d’un civisme pleinement vécu et reconnu » (p. 13).
Inspirée aussi de St Paul est la théorie augustinienne qui présente l’autorité politique comme « un remède à la concupiscence et un moyen de coercition pour forcer l’homme pécheur à coopérer avec ses frères » (p. 14), ce qui, par ailleurs, est reconnu par Jean XXIII dans son encyclique Pacem in Terris où il « affirme que le principe de l’autorité politique relève de la loi divine » (p.15). « Le Concile lui-même, ajoute l’A., déclare quelques années plus tard que la communauté politique et l’autorité publique trouvent leur fondement dans la nature humaine et relèvent par là d’un ordre fixé par Dieu » (p. 15).
La deuxième tradition, celle thomiste de l’autorité politique, est facile à comprendre. Selon elle, la fin de toute autorité ou de l’Etat est de garantir et de promouvoir le bien commun. Cette idée de l’Etat est reprise par St Thomas d’Aquin dans le sillage de la grande philosophie d’Aristote. Comme Aristote, St Thomas « considère l’Etat comme la societas perfecta dans laquelle s’effectue le développement naturel de l’homme » (p.p. 16-17).
C’est dire que tout Etat ou autorité comme venu de Dieu dont il est l’ « instrument » (Rm13,1b.4a), trouve tout son sens en se mettant au service de la société par la promotion du bien commun comme le veut le Concile pour qui la communauté politique est l’un « des liens sociaux nécessaires à l’essor de l’homme… [qui] correspondent plus immédiatement à sa nature humaine » (p.17).
Sur fond de toutes ces prémisses (St Paul, St Augustin et St Thomas) que nul ne saurait balayer du revers de la main, il est indubitable que l’Eglise, de tout temps, fait de la politique. C’est même le titre explosif du deuxième chapitre (p.p.. 23-162), sujet à caution et objet de controverses devenues la rengaine du jour en R.D. Congo depuis des années.
En effet, l’Eglise en R.D. Congo ne se réduit pas au prisme de la seule « Hiérarchie », mais de la Koinonia, de la communion, de « l’ensemble de ceux qui croient en Jésus-Christ et qui s’organisent pour conduire leur vie selon les lignes de forces qui prennent forme à partir de leur foi. Face aux problèmes de la société, cette Eglise existe comme telle en prenant sa part des efforts des hommes et des femmes qui s’engagent pour construire une société éprise de justice, de paix et de fraternité » (p.23). L’engagement de l’Eglise en politique est ainsi un droit et un devoir, car, estime le Pape Léon XIII dans son encyclique Rerum novarum, « l’Eglise puise dans l’Evangile des doctrines capables, soit de mettre fin aux conflits, soit au moins de les atténuer… » (p.26). Paul VI le dit encore mieux dans l’encyclique Populorum progressio en parlant de l’Eglise comme « Experte en humanité ». « Experte en humanité, l’Eglise, sans prétendre aucunement s’immiscer dans la politique des Etats, ne vise qu’un seul but : continuer sous l’impulsion de l’Esprit consolateur, l’œuvre même du Christ (…). Communiant aux meilleures aspirations des hommes et souffrant de les voir insatisfaites, l’Eglise les aide à atteindre leur plein épanouissement, et c’est pourquoi elle leur propose ce qu’elle a en propre : une vision globale de l’homme et de l’humanité » (p.27).
Le décor ainsi planté donne tout son sens à l’intervention de l’Eglise en R.D. Congo par sa hiérarchie, dans des contextes politiques et sociaux très divers » (p. 27). C’est à n’en point douter, tout en reconnaissant à la communauté politique sa mission de réaliser le bien commun (p. 35), reconnaitre aussi celle de l’Eglise éclairée par la foi et la raison, d’orienter les choix politiques au profit de la dignité de l’homme et du bien commun, sans verser dans un militantisme brumeux et insensé qui dénature les relations entre l’Eglise et l’Etat (p.p. 36-37).
Qu’en est-il de ce militantisme sous la deuxième République ? Dans son livre le Siècle des dictateurs (2019), Jean-Pierre Langellier décrit brièvement la dictature de Mobutu en ces termes : « Pendant près de trente-deux ans, de 1965 à 1997, Joseph-Désiré Mobutu règne d’une main de fer sur l’ancien Congo Belge, rebaptisé Zaïre (aujourd’hui R.D.C.). Il impose une dictature féroce alliant crimes de sang, corruption et pillage éhonté des richesses nationales ». Face à cette dictature, l’Eglise ne sut garder silence. Elle dénonça, sous la houlette de l’énergique Cardinal Malula et de la CENCO, par des memoranda, des lettres, des déclarations, des messages et même des marches, les dérives d’un pouvoir autocratique, incapable même de reconnaitre les acquis d’un forum national de réconciliation appelé « Conférence Nationale Souveraine » (p.p. 36-57), rendez-vous de la dernière chance et occasion mémorable d’élaborer un nouveau projet de société pour la IIIème République (p. 53).
Un mot conclusif sur cet élan prophétique de la hiérarchie catholique durant la période sous examen, c’est qu’il s’est heurté plus d’une fois aux menaces et intimidations du pouvoir allant jusqu’aux persécutions.
La troisième République ! Riche en rebondissements, elle offre à l’élan prophétique catholique un humus propice, surtout sous Kabila père et Kabila fils. Sous le père, les évêques s’en prennent à une présence étrangère rwandaise dans les Institutions régaliennes qui finit, à la longue par imposer au pays une guerre d’agression (p.p.. 57-64) et l’assassinat ignominieux de ce même père, devenu lui-même président par la rébellion de l’AFDL en 1997. Sous Kabila fils, la dictature revient au galop dans des proportions inhumaines. Des assassinats en cascade, des forêts et carrés miniers cédés aux multinationales et des élections tronquées de 2006 et 2011 en disent long. Face à cette horreur, les évêques ne tardèrent pas, aidés par le Comité laïc de coordination (CLC), à régir par des déclarations et des marches.
Lorsque le 30/12/2018, Félix Antoine Tshisekedi Tshilombo est proclamé président à l’issue des élections, l’élan prophétique de la hiérarchie catholique s’effrite, il devient partisan à cause des divisions qui déchirent la CENCO. Pour preuve, la vérité des urnes est contestée sans preuves suffisantes (p.p. 97-109). Trois, quatre ans plus tard, cet effritement s’aggrave à travers ce que l’A. a appelé « divergences politiques au sein des confessions religieuses au sujet de la CENI » (p. 124). Quel drame hallucinant ! Alors que le gouvernement a pesé de ses moyens pour mettre en place une CENI neutre et représentative de toutes les tendances, la CENCO et l’ECC, de connivence avec le FCC de Kabila, monte au créneau pour contester la CENI par rapport à ses membres.
Dans ce débat aux allures byzantines, est contesté le directoire de cette commission sensible, non pas en fonction de ses compétences, mais de l’ethnicité et du tribalisme. L’A. de cet ouvrage, n’a-t-il pas publié un autre ouvrage plus suggestif, « Ethnicité, tribalisme et « mal congolais » en R.D.Congo » ? Voilà le mal profond, celui-là même qui oriente les évêques qui s’empoignent, malgré l’observation combien pertinente du « savant constitutionnaliste, prof. André Mbata, qui préside la commission juridique de l’Assemblée (p. 127) selon laquelle « la CENI est politique par excellence » et ne peut pas devenir l’apanage des groupes de pression dont l’objectif n’est autre que la conquête et l’exercice du pouvoir » (p.p. 127-128).
Finalement, dans un débat si déterminant pour une nouvelle ère politique en R.D. Congo, il y a cacophonie. Car tantôt, on s’en prend (CENCO et ECC) à Ronsard Malonda comme président puisqu’appartenant à la CENI défunte de Corneille Nanga, tantôt à Denis Kadima puisque de l’espace géographique dont le président de la République est originaire. Le débat se poursuivra même pour la réforme de la CENI de juillet 2021. D’où aujourd’hui, le chaos qui préexiste à la crise récurrente de légitimité pour des élections crédibles.
Face à cette débâcle, « plusieurs initiatives citoyennes ou politiques avaient déjà avancé des propositions pour restructurer, réformer et dépolitiser la commission électorale » (p. 227), mais sans résultats probants. On dirait qu’on fait une ronde folle, car à chaque point d’arrivée, surgissent de nouveaux débats comme celui lié « au fichier électoral, aux modes de scrutin, au financement des partis politiques, aux contentieux électoraux et à l’accès aux médias » (p.p. 129-130).
En fin observateur de la scène politique, l’A. constate qu’il n’y a pas lieu de jouer à l’afropessimiste pour résoudre la crise qui oppose l’Etat à la CENCO et l’ECC par rapport à la CENI. Il faut, souligne-t-il, recourir aux propositions du groupe d’Etude sur le Congo (GEC). Parmi ces propositions, il est recommandé de mettre hors d’état de nuire deux vagues dévastatrices :
- Le tribalisme dans les confessions religieuses (pp. 130-146) ;
- Politisation de la hiérarchie de l’Eglise Catholique (pp. 147-162).
Le détrônement de ces deux vagues du haut de leur piédestal donne à l’A. d’aborder le troisième et dernier chapitre (p.p. 163-183). Jacques Maritain, philosophe chrétien français, dans l’une de ses belles pensées, clame : « La fin de la société politique, comme celle de toute société humaine, implique une certaine œuvre à faire en commun ». Que gagnerait-on, Eglise ou Etat, dans cette R.D. Congo convoitée de tout coté, de ramer à contre-courant, à évoluer en ilot coupé de tout port ?
Et pourtant, Robinson Crusoé, même sur son ile déserte, se sentait envahi par les autres, ne fût-ce que par les débris de son vaisseau. Voici ce à quoi l’Etat et l’Eglise sont conviés au troisième chapitre. C’est le « partenariat », la « collaboration saine ». « La façon normale et juste de l’Eglise de faire la politique n’est pas de descendre sur le terrain de la lutte du pouvoir ou de se faire le porte-parole des partis politiques. Sa mission est d’éclairer les problèmes de l’homme par la lumière de l’Evangile, de former des hommes nouveaux capables d’orienter la politique et de faire des choix pratiques selon les valeurs d’un humanisme ouvert à Dieu.
Il n’y a pas doute que cette collaboration se mue vite en harmonie ainsi que le reconnait Mgr Utembi cité par l’A. : « Nous sommes appelés à collaborer, à travailler ensemble, le temporel, les politiques, les religieux, tous devons conjuguer les efforts pour servir le peuple qui doit être le centre de notre préoccupation » (p. 174).
Au demeurant, l’engagement de l’Eglise catholique dans le combat pour un Congo plus juste et démocratique portera le centuple en fruits si et seulement s’il s’appuie sur le laïcat, son bras séculier (p. 176) pour l’action. « Il y a donc un besoin urgent d’une formation chrétienne. Dans le contexte actuel d’une société à la fois globale et diversifiée, locale et planétaire, le laïc chrétien a besoin, pour agir, d’une formation professionnelle (continue, permanente), d’une formation chrétienne ou religieuse (formation théologique, spirituelle), et d’une formation humaine » (p. 178).
A l’issue de ce compte rendu sur un ouvrage au style limpide comme l’eau de roche, l’A. mérite nos vibrants hommages. Senghor disait : « Le bonheur d’être ensemble ne doit pas supprimer nos différences ». Eglise et Etat en R.D.Congo mordront toujours au même destin. « Pourquoi nous haïr ? Nous sommes solidaires, emportés par la même planète, équipage d’un même navire », disait Antoine de Saint-Exupéry. Bakadisula est un visionnaire. Il nous fait comprendre que les nations ne s’érigent jamais dans la division et la haine, « puisque, dit Boudda, la haine ne cessera jamais avec la haine, la haine cessera avec l’amour ».Un vers de Térence, poète comique latin, dit : « Je suis homme et rien de ce qui est humain ne m’est étranger ». Le contexte mondialisé où nous vivons, avec ses drames humains par millions, invite l’Eglise et l’Etat en R.D.Congo à pactiser, à concorder pour le développement de la Nation. Car, conclut l’A., « en effet, l’Eglise est un acteur social, c’est-à-dire productrice et fondatrice de forme d’existence et de rassemblement. En se structurant de façon institutionnelle, elle assure la solidarité et une certaine pérennité des idéaux communs qui regroupent des hommes » (p. 186).
Auteur : Crispin Bakadisula Katumba Madila,
Titre : L’Eglise catholique de la R.D. Congo en politique
Editeur : Editions Croix du Salut, Chisinau (Moldova)
Date de publication : 2022
Nombre de Pages : 213 pages.
Par Ernest BULA Kalekangudu,
Diplômé d’Etudes Supérieures en Philosophie