Du 19 au 20 octobre 2022, le CARES (Centre for Afro-European and Religions Studies) a organisé un colloque inaugural sur l’afropéanité. Ce concept, comme le soulignaient les organisateurs dudit colloque, a déjà une histoire. Il prend naissance dans des milieux artistiques vers la fin des années 1980. Il est porté par les dramaturges d’ascendance africaine Koffi Kwahulé et Kossi Efoui. Il est par la suite assumé dans le milieu musical avec le label new-yorkais Luaka Bop de David Byrne. Celui-ci produit le premier album du groupe belge Zap Mama intitulé Adventures in Afropea dans lequel les artistes d’origine congolaise Marie et Anita Daulne se nomment afropéennes. A leur suite, d’autres promoteurs de l’afropéanité développent un discours afropéen et contribuent ainsi à la construction de cette nouvelle terminologie. C’est le cas de l’écrivaine et essayiste Leonora Miano dont la synthèse suivante interpelle : « est dite afropéenne une personne d’ascendance subsaharienne, née ou élevée en Europe. […] Les concernés sont avant tout dépositaires d'un vécu européen [mais aussi d’un héritage culturel africain qu’ils ne souhaitent pas congédier, ils ne connaissent que la vie en situation de minorité, l'existence d'un espace rétif à se reconnaître en eux » *1.
Mais, le caractère flottant du concept “afropéanité” est une invitation à en affiner les contours et à s’engager dans la construction de la condition afropéenne. Ainsi se dessine la tâche du Centre d’études afropéennes et des sciences des Religions (CARES). Sous l’égide de ce centre de recherche rattaché à la Faculté universitaire de théologie protestante de Bruxelles (FUTP), un certificat universitaire est organisé en vue de proposer des outils nécessaires à la compréhension de l’afropéanité et à l’édification de la double conscience africaine et européenne.
La vie des Afropéens n’est pas de tout repos. A titre purement illustratif, il convient de se souvenir d’un sondage réalisé en 2018 par l’Union européenne qui révèle qu’un Européen d’origine africaine sur trois affirme avoir été victime du racisme*2 . Nul doute que les Afropéens se trouvent concernés. Très récemment, une vive polémique a éclaté à l’Assemblée nationale française au sujet des propos à teneur raciste à l’égard d’un député afropéen ayant pris la parole au sujet des migrants. Inutile d’allonger la liste de ces faits qui sont légion. Il se pose la question de savoir s’il suffit de proclamer son afropéanité. Le concept de Négritude pourrait-il contribuer à la construction d’une Afropéanité à même de s’assumer et de s’affirmer dans un monde afro-européen ?
Quelle Négritude aujourd’hui ?
Avant la naissance du français et de l’anglais, on connaît l’usage de l’expression Nigra sum tirée du Cantique des Cantiques. Et Nigra et formosa est un titre d’Isis. Au XIXè siècle, certains égyptologues rendaient le nom de Kemet ou Egypte antique par Nigritie ou Niger. Puis vint le temps de la colonisation. On commença à se débarrasser des traductions latines. L’ancien Nigritie ou Niger porta exclusivement le nom d’Egypte. Au vu de ce qui précède, Negro se révèle être un mot qui existait avant l’existence ou l’émergence historique des Belges, des Français, des Anglais, des Espagnols, des Portugais, des Allemands, etc. Le terme est neutre et positif par rapport à « black » ou « noir » (Africamaat 2005). La négritude qui lui est apparentée devrait-elle être une réalité figée, de nature essentialiste, incapable de contribuer à la renaissance de l’Afrique ? D’aucuns le pensent.
Par ailleurs, nous mesurons l’enjeu sémantique du terme KAME/KMT/NEGRE*3. Bien comprise, la négritude revisitée ne peut qu’en découler. Nous croyons utile de nous interroger sur sa contribution au projet d’édification de l’identité afropéenne.
Naissance de la Négritude
Les Noirs d’Amérique ont été les précurseurs des mouvements de revendication et de reprise africaine. Du Bois, Langston Hugues… sont des figures de marque qu’on ne saurait oublier. Leur cri de revendication eut des répercussions dans la diaspora francophone (René Maran, Price-Mars), aux Antilles et même au Quartier latin en France (pensons à A. Césaire, Léon Damas, L.S. Senghor).
Etant donné que les étudiants noirs de Paris cultivaient le souci de retourner la négritude et de retrouver la mémoire du passé africain, ils y arrivèrent non seulement grâce aux écrits négro-américains, mais aussi grâce aux ethnologues tels que Frobenius, Van der Kerken, Van Overbergh… et aux artistes européens. Sans oublier les études menées par quelques africains ayant fait preuve d’un grand sursaut national.
Quelques revues allèrent donner de l’ampleur aux idées développées par les étudiants noirs de Paris. Le manifeste de Légitime défense paraît en juin 1932. C’était l’œuvre de quelques étudiants antillais. Cette revue défendait la personnalité antillaise foulée aux pieds par 300 ans d’esclavage et de colonisation. Elle stigmatisait aussi en termes extrêmement durs la pâle imitation du Parnasse français par la littérature antillaise constituée par une minorité de bourgeois assimilés*4 .
L’Etudiant Noir (1934-1940) revendiquait – au détriment de la politique d’assimilation – « la liberté créatrice du nègre en dehors de toute imitation occidentale ». Pour se libérer du carcan de cette assimilation connue par le Noir, il fallait retourner aux sources africaines. Trois grandes personnalités ont dominé le groupe de L’Etudiant Noir : A. Césaire (Martinique), L. Damas (Guyanne), L.S. Senghor (Sénégal), entourés par Léonard Sainville, Aristide Maugée, Birago Diop, Ousmane Soce, les frères Achille*5 .
La revue Présence Africaine (Paris-Dakar, 1947). Après la dislocation, le groupe de Présence Africaine se réforma autour d’Alioune Diop (Sénégal), Paul Niger et Guy Tirolien (Guadeloupe), Bernard Dadié (Côte-d’Ivoire), Apithy et Behanzin (Bénin, ex Dahomey) et Rabemananjara (Madagascar). Le premier numéro de cette revue parut aussi bien à Dakar qu’à Paris. A. Gide, J.-P. Sartre, E. Mounier, M. Leiris et G. Balandier sont les intellectuels français qui, avec Senghor, Césaire, Wright et Hazoumé, patronnèrent Présence Africaine*6.
Dans le but de valoriser les édifices cultures africains, les hommes de lettre chantèrent la beauté de l’Afrique-mère. Les historiens affirmèrent l’importance du passé d’un peuple. Ce fut le cas de Ki-Zerbo et de C.A. Diop dont les thèses sur le peuplement de la terre sont d’une brûlante actualité. Philosophes et théologiens entrèrent, à leur tour, dans la même danse au point de démystifier le mythe de l’universalisme philosophique et théologique répandu en Occident.
Ce qu’il faut ajouter, dans la ligne d’Amilcar Cabral, c’est que la négritude ne concernait pas directement la majorité du peuple. « …le problème d’un ‘retour aux sources’ ou d’une ‘reconnaissance culturelle’ ne se pose pas ni ne saurait se poser pour les masses populaires : car elles sont porteuses de cultures, elles sont la source de la culture et, en même temps, la seule entité vraiment capable de préserver et de créer la culture, de faire l’histoire… Il faut donc, au moins en Afrique, faire la distinction entre la situation des masses populaires qui préservent leur culture, et celle des catégories sociales plus ou moins assimilées, déracinées, et culturellement aliénées*7.
On l’a vu : certains Africains, coupés de leur société traditionnelle, sont amenés à mépriser leur culture pour adopter le modèle européen et devenir des ‘Français à peau noire’, selon l’expression de Senghor.
Mais des voix se sont levées, à un moment donné, pour proposer une autre configuration du monde, celle du retour à l’Afrique. Ce fut le grand cri nègre de Césaire : « Je pousserai d’une telle raideur le grand cri nègre, s’écriera un jour A. Césaire, que les assises du monde en seront ébranlées ». Il s’agissait d’un mouvement et d’une pensée d’émancipation, d’un ‘grand éveil de la conscience de son identité humaine et culturelle’ : ‘Négritude’ ou ‘African Personality’.
En ce qui concerne le mouvement de la négritude, il faut redire qu’il est né hors de l’Afrique au ‘Quartier latin’ à Paris au milieu des étudiants noirs venus des colonies françaises et des Antilles et de Haïti. Ce qui contribue à l’avènement de la conscience nègre, c’est notamment le désenchantement des assimilés face aux contradictions de l’Europe*8. Au moment où s’effritait le mythe de la civilisation occidentale, il fallait que le noir puisse conquérir le pouvoir de se souvenir au lieu de répéter la chanson de ses ‘Ancêtres les Gaulois’.
Il revient à Aimé Césaire d’avoir forgé en 1935 le terme négritude dans une publication de la revue des étudiants martiniquais L’Etudiant noir. Ce qui le préoccupe, c’est la revendication d’une identité noire et de sa culture. Césaire emploiera de nouveau ce concept en 1939 lors de la première publication du Cahier d'un retour au pays natal.
Les ténors de la négritude se proposent de relever le défi culturel, de lutter pour l’émancipation et de dialoguer avec d’autres cultures. Il suffira de dégager le propos de Bimwenyi sur le défi culturel pour nous rendre suffisamment compte de la portée sémantique de la négritude césairienne à l’heure des hommages au Nègre fondamental qui s’en est allé rencontrer ses ancêtres.
Relever le ‘défi culturel’ : il s’agit de l’affirmation et de la réhabilitation de l’identité culturelle, de la personnalité propre du peuple noir*9. Dans cette perspective, A. Césaire définit ainsi la négritude : c’est « la simple reconnaissance du fait d’être noir, et l’acceptation de ce fait, de notre destin de Noirs, de notre histoire et de notre culture ». Plus tard, Césaire redéfinira la négritude en trois mots : identité, fidélité, solidarité.
Césaire n’aime pas voir les Nègres rougir de leur être nègre Senghor considère l’identité propre comme « l’ensemble des valeurs culturelles du monde noir ». Les Nègres décident d’assumer la peau noire et le culte des ancêtres qui font l’objet d’un ‘mépris’ et de recharger d’un sens nouveau les termes de l’agression culturelle*10.
La lecture d’Aimé Césaire fait réfléchir sur le concept de négritude, la révolte lucide qu’il recèle et la vision de l’avenir qu’il reflète. Lorsqu’il retourne à la Martinique, Césaire prend conscience de l’inégalité dont souffrent les Noirs. Le destin de son peuple et de sa race le conduit à assumer sa négritude, à réfléchir sur les exigences de l’action révolutionnaire et d’un nouvel avenir. La négritude apparaît ici comme une opération de désintoxication sémantique, de déconstruction et de constitution d’un nouveau lieu d’intelligibilité du rapport à soi, aux autres et au monde. Poètes, historiens, philosophes, théologiens, s’emploient à cette entreprise de déconstruction et de constitution. Mais ce qui pose question à Bimwenyi, c’est le moment du ‘aussi’ comparatif et revendicatif de bon nombre d’intellectuels africains : ‘nous avons aussi une philosophie’ ; ‘nous avons aussi une science’ ; ‘nous avons aussi une culture’, etc.
1- MIANO, L., Afropéa : Utopie post-occidentale et post-raciste, Paris, Grasset, 2020, p. 10 et 51.
2- CNEWS, 28/11/2018.
3- BILOLO, M., La civilisation pharaonique était-elle KAME/KMT/NEGRE ? Etat de la question en égyptologie avant et après "Nations Nègres et Culture", in Présence Africaine/1-2 (n° 149-150), p. 68-100.
4- KESTELOOT, L., Anthologie négro-africaine. Panorama critique des prosateurs, poètes et dramaturges noirs du XXè siècle, Verviers (Belgique), éd. Gérard et Cie, 1967, p. 75.
5- Ibid., p. 79-80.
6- Ibid., p. 123-124.
7- AMILCAR, C., La culture et le combat pour l’indépendance, in Le Courrier Unesco, XXVIè année (nov. 1973), 12-16, p. 20.
8- Sans oublier l’influence des poètes noirs américains et haïtiens, de certains ethnologues européens, de la dimension historique dans le devenir de tout peuple du monde, etc. (Ibid., p. 201-212).
9- Ibid., p. 215.
10- Ibid., p. 217.
Prof Kalamba Nsapo
Directeur de recherche à l’INADEP
Faculté universitaire de théologie protestante de Bruxelles
Centre de recherche CARES
A suivre…