Le président du Mouvement pour le Développement et la Liberté (MoDeL), Kadar Abdi Ibrahim, a accordé une interview à International Service for Human Rights (ISHR) au sujet de la situation sociopolitique de Djibouti. L’opposant politique et défenseur des Droits de l’Homme est revenu sur les thèmes qui lui sont très chers pour son pays, le Djibouti. Son Interview réalisée par Francisco Pérez.
Francisco Pérez : Veuillez-vous présenter en quelques mots.
Kadar Abdi Ibrahim : Mon nom est Kadar Abdi Ibrahim, j’étais professeur de mathématiques à l’université de Djibouti, je dis « j’étais » car j’ai été licencié de mon poste d’enseignant et radié de la fonction publique par décret présidentiel en février 2016 après 18 années d’activités dans le corps professoral, je suis actuellement, président du MoDeL depuis le 31 décembre 2021, ce jusqu’en 2025. Je suis aussi journaliste indépendant et j’ai été primé en septembre 2021 par l’organisme Index Censorship basé à Londres pour la liberté d’expression.
Francisco Pérez : Qu’est-ce qui vous a inspiré ou poussé à vous investir dans la défense des droits humains ?
Kadar Abdi Ibrahim : Pour comprendre mon engagement, il faut comprendre mon pays. Depuis près d’un demi-siècle, Djibouti est devenu un pays où règne la loi du plus fort et l’absence de toutes règles autres que celles du régime.
Ce qui m'a inspiré et poussé à m'investir dans la défense des droits humains est avant tout ma conviction profonde en la dignité inhérente de chaque être humain. Je suis témoin des injustices, des abus et des souffrances infligés à mes compatriotes et j'ai ressenti le devoir moral de prendre position et de contribuer au changement positif.
L'inspiration me provient également de l'histoire de la lutte pour les droits humains à travers le monde. Des figures emblématiques telles que Nelson Mandela, Martin Luther King Jr., Indira Gandhi et bien d'autres ont montré qu'une seule personne peut avoir un impact significatif en défendant la justice et les droits de tous. Leur détermination et leur courage m'ont motivé à m'engager activement dans ce combat. C’est vrai, je le dis, cela a été un catalyseur dans mon engagement.
Enfin, je suis animé par l'espoir de contribuer à un avenir meilleur pour les générations à venir. Actuellement, les rêves de toute une génération sont étouffés sous le poids de la censure et de la peur. Donc, en travaillant pour des changements positifs aujourd'hui, je souhaite créer un héritage de respect des droits humains, de démocratie et de justice pour les générations futures. Ma motivation découle donc de ma foi en la possibilité de faire progresser notre société vers plus d'égalité, de liberté et de dignité pour tous.
Francisco Pérez : A quoi pourrait ressembler le Djibouti et le quotidien des communautés que vous servez si vous parveniez à réaliser votre vision et vos objectifs ?
Kadar Abdi Ibrahim : Si notre vision de mettre fin à la dictature en République de Djibouti et de défendre les droits humains avec succès devenaient réalité, mes compatriotes que nous servons et le pays lui-même pourraient subir des transformations véritablement profondes et positives.
Tout d'abord, le pays pourrait jouir d'une démocratie florissante où les voix de chaque citoyen comptent. En premier lieu, nous ramènerons les mandats présidentiels à seulement 2 mandatures et cela sera une mesure cruciale pour promouvoir la démocratie, l’alternance politique, et la stabilité à long terme. En ce sens, des élections libres et équitables seraient la norme, permettant aux gens de choisir leurs dirigeants et d'influencer l'avenir du pays de manière significative.
Nous promouvrons la liberté d’expression, inexistante actuellement, puisqu’il y a une seule chaine de télévision, un seul journal qui sont tous les deux des médias de propagandes et qui ne s’occupent que des événements factuels, et donc nous favoriserons la création des médias indépendants et surtout la participation active des citoyens aux débats publics sans craindre de représailles et j’en suis personnellement convaincu, cela créera un environnement où les idées nouvelles et les solutions créatives pourraient émerger pour résoudre les problèmes de la société.
Les institutions nationales qui ont été piétinées et dégradées seront renforcées par deréformes judiciaires garantissant la primauté du droit, la justice pour tous et éliminant les abus de pouvoir et les détentions arbitraires qui sont légion en ce moment.
Enfin, nous réduirons le coût de la vie notamment en abaissant les tarifs de l’électricité à Djibouti qui est excessivement très cher alors que nous vivons dans l’un des pays le plus chaud au monde.
Pour vous résumer, le Djibouti que nous souhaitons de voir nécessite un processus à long terme qui demande une approche globale et cohérente ainsi que la participation active et la collaboration de divers acteurs de la société.
Francisco Pérez : Y a-t-il une réussite professionnelle ou un épisode de votre expérience d’activiste qui vous rende particulièrement fier ?
Kadar Abdi Ibrahim : Pour moi, la fierté ne vient que lorsque nous parvenons à concrétiser nos objectifs et notre vision pour notre pays. Chaque petit pas vers un Djibouti plus juste et démocratique, où les droits humains sont respectés, représente une victoire qui renforce ma détermination à continuer la lutte. Chaque fois que nous réussissons à sensibiliser davantage de personnes à nos causes et à mobiliser le soutien de la communauté internationale, je ressens une profonde satisfaction et un sentiment de fierté partagée avec tous ceux qui œuvrent pour un avenir meilleur.
Francisco Pérez : Avez-vous subi des menaces, des attaques ou des représailles à cause de votre travail ?
Kadar Abdi Ibrahim : Oui, bien sûr, mais je ne suis pas le seul à subir des menaces, des attaques, des représailles ou une surveillance constante. Cela montre à quel point notre engagement est perçu comme une menace par ceux qui cherchent à maintenir l'oppression et à restreindre la voix de la vérité. J’ai été arrêté plusieurs fois, mon passeport m’a été confisqué par le régime au lendemain de mon retour de Genève, après avoir participé à l’Examen Périodique Universelle (EPU) en avril 2018 soit plus de 5ans maintenant, le journal l’Aurore dont j’ai été co-directeur de publication a été interdit de publication, et j’ai été licencié de mon poste d’enseignant à l’université de Djibouti et radié de la fonction publique en février 2016. Je suis interdit de travail dans mon propre pays.
Francisco Pérez : Avez-vous un message pour la communauté internationale et l’ONU ?
Kadar Abdi Ibrahim : La situation de notre pays requiert une attention urgente. Je saisis cette opportunité pour appeler la communauté internationale et l’ONU à se regarder face à un miroir. Chers Messieurs et Mesdames, avec tout le respect que je vous dois, vous êtes les premiers à s’offusquer dans les médias et à déclarer, la main sur le cœur et la voix vibrante de conviction, vouloir défendre les droits humains et la démocratie. La vérité est que plus personne ne croie à ce discours charpenté par une rhétorique exaltante tant la réalité dans laquelle nous vivons quotidiennement est aux antipodes de ce discours.
Il y a une dissonance significative entre la sensibilité du citoyen lambda qui subit les affres les plus abjects des dictatures africaines et votre inaction. Un réel désenchantement, j’irais jusqu’à dire, un mépris s’est installé dans le cœur des populations et de la société civile vis-à-vis des institutions internationales et Onusiennes.
La realpolitik et les considérations géopolitiques ont profondément enterré la démocratie et la défense des droits humains. Les seuls instruments pour déterrer la démocratie et les droits humains, c’est de revenir aux valeurs anciennes, ces valeurs qui sont vraies et dont dépend notre réussite, c’est-à-dire : l’honnêteté, l’éthique, le courage, le respect des règles et des personnes, la loyauté.
Francisco Pérez : Avez-vous un message pour vos camarades défenseur·es des droits humains de Djibouti, d’Afrique d’ailleurs ?
Kadar Abdi Ibrahim : Mes mots ne peuvent exprimer toute l'admiration et le respect que j'éprouve pour chacun d’eux. Votre dévouement à défendre la dignité de chaque individu, à lutter contre l'oppression et à promouvoir le changement positif est une flamme qui brille au milieu de l'obscurité, apportant l'espoir et la promesse d'un avenir meilleur. Vous êtes comme la bougie qui, elle, se consume à petit feu mais qui éclaire les autres. Vous incarnez l'esprit inébranlable de la résistance et de la justice.
Au milieu de l'adversité, rappelez-vous que chaque action que vous entreprenez, chaque voix que vous élevez, chaque vie que vous touchez, fait une différence. Chaque pas vers la justice que vous faites aujourd'hui pave la voie pour les générations futures. Chaque bataille que nous menons, chaque victoire que nous célébrons, nous rapproche de l'avenir que nous construisons pour nos peuples et pour le monde.
Votre héritage sera gravé dans les pages de l'histoire, témoignant de votre dévouement et de votre sacrifice.
Je vous souhaite un engagement inébranlable.
Francisco Pérez : Est-ce que vous avez un message pour le gouvernement et le peuple de Djibouti ?
Kadar Abdi Ibrahim : Je vais d’abord commencer mon message pour la population djiboutienne, car mon message est empreint de préoccupations, mais aussi de la conviction que des changements positifs sont possibles si nous travaillons ensemble :
Mes Chers Compatriotes bien-aimés,
Nos grands-parents et nos parents ont brandi le flambeau de l'indépendance avec courage et détermination. Aujourd'hui, il est de notre devoir de maintenir cette flamme brûlante, de la transformer en un brasier de dignité et de justice pour notre génération et celles à venir. Les rêves qu'ils ont tissés dans la trame de l'histoire sont notre héritage, et il est temps de faire de ces rêves une réalité éclatante.
Chaque génération est appelée à relever un défi unique, et le nôtre est de construire un Djibouti où la dignité humaine est inaliénable, où chaque individu peut respirer l'air de la liberté et s'épanouir dans un climat de justice et d'égalité. Nous héritons d'une mission sacrée : ériger les fondations d'une nation où nos enfants et petits-enfants prospéreront, un pays qui rayonnera d'espoir et de possibilités.
La véritable liberté ne nous sera pas donnée par l’arrivée au pouvoir de tel ou tel autre homme, mais découle du pouvoir universel que nous possédons tous, un jour ou l'autre, de résister aux abus de l'autorité. L'aurore de la liberté individuelle se lève lorsque nous avons inculqué à tous la croyance en leur capacité de diriger l'exercice du pouvoir et d'imposer le respect.
Vous êtes les gardiens de votre avenir, les défenseurs de vos droits et les architectes de la nation. Votre voix compte, et votre engagement peut catalyser le changement que vous désirez. Engagez-vous !
Au gouvernement djiboutien, Chers responsables, Sous votre règne, Djibouti truste les dernières positions dans tous les indicateurs, que ce soit sur le plan économique, des droits humains, de la liberté d'expression ou encore de la lutte contre la corruption. La population subit une pression constante et vit dans des conditions difficiles. Le pays est réellement desséché par la corruption. Voilà le résultat de votre règne.
Maintenant, ayez la décence de considérer les aspirations légitimes de vos concitoyens qui désirent un Djibouti où la participation citoyenne est encouragée, où la transparence règne et où les droits fondamentaux sont protégés. Libérez les voix de la société civile.
Propos recuellis par Francisco Pérez.
ISHR (International Service for Human Rights).