«Au travail mes amis, nous avons vaincu la fatalité!» Ainsi avait-il conclu, le 28 février 1990, la conférence nationale des forces vives du Bénin, dont il était le rapporteur général. Plus de 29 ans après, et alors qu’il devait souffler sa 90e bougie le 10 novembre, Albert Tévoédjrè s’est éteint aux premières heures de cette matinée du 6 novembre 2019. Juste quatre jours avant.
Pourtant, on promettait une belle fête et un grand hommage à ce nonagénaire lucide, qui sera resté tout le temps sur les ponts. L’association Iroko avait ainsi initié, pour le 9 novembre, toute une journée de conférence sur la paix en Afrique, au cours de laquelle devait intervenir l’intéressé lui-même. Au menu de cette conférence, deux communications, intitulées respectivement «Regards croisés sur la paix en Afrique» et «Le Bénin, un pays laïc, est-il pour autant un havre de paix?». Même que les organisateurs de ce rendez-vous du donner et du recevoir avaient prévu de présenter les projets «Maison africaine de la paix» et «Festival de la paix», avant la journée œcuménique et d’action de grâce du dimanche 10 novembre 2019. Hélas, la Grande Faucheuse est passée par là, emportant celui qui se faisait appeler «Frère Melchior».
FIGURE MARQUANTE
Surnommé le «renard de Djrègbé», localité située à mi-chemin entre Cotonou et Porto-Novo, les capitales économique et politique du Bénin, Albert Tévoédjrè aura marqué la vie sociopolitique de son pays pendant cinq décennies. Une aventure politique qui commence dès l’indépendance du Dahomey, puisque cet ancien dirigeant de la Fédération des étudiants d’Afrique noire en France (Feanf) et cofondateur, avec son compatriote Jean Pliya et le Burkinabè Joseph Ki-Zerbo, du Mouvement de libération nationale (MLN) fut aussi, dès août 1960, secrétaire d’État à la présidence de la République, ministre de l’Information dans le premier gouvernement postcolonial.
On le retrouve ensuite à l’Union africaine et malgache (UAM), dont il fut le secrétaire général jusqu’en 1963. Puis Albert Tévoédjrè entre au Bureau international du travail en 1965 en qualité d’expert en planification de la main-d’œuvre. Il en deviendra d’ailleurs le directeur général adjoint et mènera une carrière internationale remarquable. Il publie aussi de nombreux ouvrages, dont notamment «La pauvreté, richesse des peuples», sorti en 1978 et très prisé dans les milieux tiers-mondistes en Afrique.
Intellectuel de renom à l’éloquence avérée, Albert Tévoédjrè, fin tacticien, médiateur à ses heures et renard avisé du paysage politique national et international, n’a cependant jamais réussi à sublimer ce potentiel dans ses combats pour le fauteuil présidentiel. La création de son parti politique, «Notre cause commune» (NCC), à la veille de la conférence nationale de février 1990, n’a en effet pas suffi à le porter au palais de la Marina.
On retiendra toutefois que cet homme de grande culture, pionnier d’initiatives fortes et toujours au carrefour des idées, était au cœur de plusieurs dynamiques, aussi bien au Bénin qu’en Afrique. On lui doit ainsi la tenue en 1989, sous l’égide du Centre panafricain de prospective sociale (CPPS) qu’il a fondé deux ans plus tôt, de la rencontre Afrique-Europe et du premier Forum de Porto-Novo sur les droits de l’Homme. Le CPPS est également à l’origine de l’Initiative humanitaire africaine pour porter secours aux réfugiés dans le domaine médical et nutritionnel, et notamment à ceux de la région des Grands Lacs. Fibre humanitaire chevillée au corps, Albert Tévoédjrè s’était également intéressé aux élèves et étudiants de Haïti lorsque Port-au-Prince, la capitale de ce pays, a été secouée, le 12 janvier 2010, par un violent séisme de magnitude 7, qui a tout détruit et causé des milliers de victimes.
« LE BONHEUR DE SERVIR »
Et pour bien témoigner de son indécrottable amour du service, ce pèlerin de l’Afrique a publié, en 2010, «Le bonheur de servir», un ouvrage de plus de 300 pages, qui est à la fois «une œuvre littéraire, politique et de témoignage de service et d’engagement» sur sa vie familiale, professionnelle et intellectuelle. Emaillé de près de 200 citations qui, toutes, invitent — incitent même! — à la réflexion, à la remise en question de soi et à cette sorte de projection dans sa société et dans le monde, ce livre d’Albert Tévoédjrè, paru alors qu’il avait 80 ans, est un véritable almanach de leçons de vie. Un almanach dans lequel transparaît l’humaniste parfois incompris, avec sa foi religieuse omniprésente. Au total, on tire, dans ce livre, nombre d’enseignements des multiples rencontres de l’auteur avec certains grands noms de l’histoire du continent africain: Félix Houphouët-Boigny, Kwame N’Krumah, Léopold Sédar Senghor, Joseph Ki-Zerbo, Aimé Césaire… ainsi que les anciens présidents du Bénin, Justin Ahomadégbé, Sourou Migan Apithy et Hubert Maga.
«Je suis un fils d’Afrique, qui aime sa mère, c’est-à-dire l’Afrique. Par conséquent, tout ce que je dis, avec d’autres, doit permettre aux plus jeunes de monter sur nos épaules pour voir plus loin que nous, pour s’organiser mieux que nous», m’avait-il confié en 2011, au détour d’une interview que j’ai eu le privilège de recueillir pour le magazine Notre Afrik (Notre Afrik N°8, Février 2011). Fils d’Afrique, mais aussi redoutable animal politique, qui a usé de son savoir-faire en la matière pour remettre en selle le défunt général Mathieu Kérékou, qui revint au pouvoir par les urnes en 1996, cinq années après son départ de la présidence de la République du Bénin.
Tour à tour député à l’Assemblée nationale, ministre du Plan, de la Restructuration économique et de la Promotion de l’emploi, Médiateur de la République au Bénin, coordonnateur du Projet «Millénaire pour l’Afrique», Albert Tévoédjrè fut aussi représentant du Secrétaire général des Nations unies en Côte d’Ivoire de 2003 à 2005. Et, loin s’en faut, il ne juge pas avoir tout réussi dans sa vie virevoltante. «Nous avons tenté, nous avons balbutié, nous allons laisser notre continent avec notre héritage, notre passé et nos efforts. Nos échecs aussi», avoue-t-il. Oui, renchérit Albert Tévoédjrè, Il faut les avouer très sincèrement, ces échecs, et «demander qu’on ait l’audace de prendre en charge cet héritage-là, de rompre avec les comportements déviants»…
Né le 10 novembre 1929 à Porto-Novo, celui qui est considéré à juste titre comme un monstre sacré de la vie politique béninoise s’en est donc allé à la veille de ses 90 ans. Fin d’une époque et symbole d’une fatalité, celle de la mort, qui nous attend tous, humains, et que lui, ni personne n’aurait pu vaincre… Il ne nous reste donc plus qu’à nous convaincre — si tant est qu’on l’a oublié — de la pertinence cette belle phrase de Charles Maurice, prince de Talleyrand-Périgord qui affirme que: « On passe sa vie à dire adieu à ceux qui partent, jusqu’au jour où l’on dit adieu à ceux qui restent. »
Adieu Albert Tévoédjrè et que la terre de ton Bénin natal te soit légère!
© Serge Mathias Tomondji
Ouagadougou, 6 novembre 2019