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TRIBUNE/Notre Invité - Eugène Ebodé : « L’Afrique doit  reprendre langue avec elle-même et avec sa diaspora.»

Professeur en diplomatie culturelle à l’Université Lansana Conté de Conakry, Docteur en littératures française et comparée (Université Paul-Valéry de Montpellier), diplômé du CELSA (Ecole des Hautes Etudes en sciences de la communication) et de l’Institut d’Études Politiques d’Aix-en-Provence, écrivain, Eugène Ébodé est depuis mars 2022 administrateur de la chaire des littératures et des arts africains créée à Rabat par le Pr Abdeljalil Lahjomri, Secrétaire perpétuel de l’Académie du Royaume du Maroc. Afrique Destinations l’a invité pour ses lecteurs. Son onzième et étourdissant roman Habiller le ciel (Gallimard, 2022), paraît le 6 octobre. Interview.

Afrique Destinations : Monsieur Eugène Ebodé, tous ceux qui s’intéressent à la littérature d’expression française vous connaissent pour les nombreuses publications que vous avez à votre actif ainsi que les prix qui ont couronné certains de vos ouvrages. Mais qui est Eugène Ebodé pour le lecteur lambda ?

Eugène Ebodé : Un Camerounais, à présent un Marocain de cœur et amoureux de la lecture comme de la transmission, passionné par la conversation pluridimensionnelle. Je vis et travaille maintenant au Maroc après un long séjour en France avec quelques incursions en Amérique du Nord pour me documenter, écrire, enseigner et voyager.

Afrique Destinations : Eugène Ebodé est plus connu en tant qu’écrivain, journaliste ou universitaire. Mais beaucoup ignorent que vous avez un passé de footballeur aussi. Pourquoi n’avez-vous pas continué votre carrière en tant que professionnel ?...

Eugène Ebodé : Je détestais la préparation physique et les footing sur le sable ou en cavalant sur les escaliers. J’ai écrit un roman sur le football : La divine colère. C’est celui qui s’est le moins vendu. Il est pourtant incroyable. Plus sincèrement, ma mère a mis un terme à cette aventure. Je le raconte en long et en large dans Habiller le ciel.

Afrique Destinations : Vous avez fréquenté le Collège Libermann à Douala, le Lycée classique de Bafoussam, le Lycée bilingue de Yaoundé dans votre pays d’origine le Cameroun, mais vous avez passé sept mois au Lycée Félix Eboué de N’Djamena au Tchad. A quel moment avez-vous décidé de vous orienter vers les Lettres ?

Eugène Ebodé : Un peu avant de partir en Europe. De manière plus décisive en France,  curieusement à la fin de mes études à Sciences-po, j’ai basculé vers les lettres. Le doctorat dans cette discipline en témoigne. Avant cela, j’ai un bon souvenir du temps passé dans la filière scientifique pendant mes études secondaires. Dans l’enseignement supérieur, j’ai choisi les études de sciences politiques. Le Master de Sciences politiques en poche, j’ai décidé qu’il était temps de rentrer à la maison : celle des Belles lettres.

Eugène Ebodé

Afrique Destinations : Parlons brièvement de votre parcours académique…Après le Bac, vous entrez à l'Université Panthéon-Sorbonne, puis à Sciences-Po. Diplômé de l'Institut d'Etudes Politiques en 1988, vous êtes ensuite titulaire d’un DESS en Communication et Relations publiques et d’un Master 2 en Sciences politiques à l'Université de Montpellier I, d’un Doctorat en Littératures française et comparées à l'Université Paul-Valéry, Montpellier III. Est-ce exact ?

Eugène Ebodé : Tout est vrai. Je suis surtout, depuis mars 2022, administrateur de la chaire des littératures et des arts africains créée à Rabat par le Pr Abdeljalil Lahjomri, Secrétaire perpétuel de l’Académie du Royaume du Maroc. C’est un homme de très haute stature intellectuelle dont l’un des livres, Le Maroc des heures françaises, est un éblouissement et un manuel fondamental contre les clichés et les entreprises de réduction de l’Afrique par le colonisateur ou par ceux qui ne la voient qu’à la remorque de l’Histoire et jamais à l’avant-scène. Le Pr Lahjomri a donc voulu que la chaire soit un outil de décloisonnement doublé d’une nouvelle instance de consécration des lettres et des arts africains. L’objectif de la chaire tient tout entier dans la réfutation de l’héritage colonial qui a segmenté les imaginaires et les littératures africaines selon des ères linguistiques, culturelles ou géographiques. Il s’agit aussi de favoriser les interactions artistiques au profit d’une meilleure circulation des imaginaires africains à l’intérieur du continent. Cette chaire a pour public privilégié les doctorants et les enseignants chercheurs et elle n’oublie pas la diaspora comme entité de réarmement intellectuel panafricain. Je suis aussi professeur en diplomatie culturelle à l’Université Lansana Conté de Conakry. La carte panafricaine est ainsi fortement mobilisée.

Afrique Destinations : Que peut justement attendre l’Afrique Noire de la Chaire des littératures et des arts africains de l’Académie du Royaume du Maroc ?

Eugène Ebodé : Décloisonner veut dire en finir avec les découpages appartenant à un autre temps : celui de la division en noire et blanc, du Nord et du Sud, divisions qui alimentent surtout les ferments de la méfiance entretenue et d’une forme de haine de soi. Il faut accélérer les processus de reconnaissance mutuelle par le partage des imaginaires, leur circulation et par la mobilisation de la richesse phénoménale des arts africains. Ne demandez pas à la chaire ce qu’elle va apporter aux Subsahariens, mais ce que les Subsahariens apporteront aux africains du Nord et vice versa. L’Afrique doit  reprendre langue avec elle-même et avec sa diaspora. C’est une nouvelle éthique de la coopération Sud-Sud, et, plus prosaïquement, intra-africaine qu’il nous appartient collectivement de promouvoir. Il y a partout des ressources considérables sur lesquelles nos économies culturelles, mises en mouvement et en permanente exposition, vont soutenir et générer pour une nouvelle croissance économique fondée sur la mobilisation/valorisation de l’esthétique africaine et non simplement sur la consommation des biens importés. Le « Made in Africa » est un label que l’Union africaine gagnerait à promouvoir, si ce n’est déjà fait, car il n’y a pas de souveraineté réelle sans souveraineté économique solide. Ce Made in Africa serait un booster de nos savoirs et de nos savoirs-être. L’économie politique du XXIème siècle africain doit avoir pour moteur la culture. C’est ce que dit, répète et met en œuvre Sa Majesté le Roi Mohammed VI. La culture est notre véhicule commun pour expérimenter le potentiel de générosité et de créativité dont l’Afrique est le fabuleux réservoir.

Afrique Destinations : Vous êtes aussi journaliste. Pouvez-vous résumer votre expérience professionnelle dans ce domaine ?
Eugène Ebodé : J’ai en effet une passion pour la « civilisation du journal », car très tôt, j’adorais me précipiter sur le journal que mon père ramenait chaque soir à la maison. L’actualité nationale et internationale était une façon d’habiter le monde, de se sentir engagé en prenant connaissance des tumultes et des bisbilles au loin, voire des faits qui se déroulaient chez soi. Dans Habiller le ciel, je raconte combien je dois cette passion du journalisme aux anaphores de Jean-Claude Ottou, un journaliste camerounais qui savait rendre le journal à la radio semblable à une messe informationnelle et rassembleuse. Je collabore, c’est vrai, depuis seize ans au quotidien suisse Le Courrier de Genève. Une formidable école de la rigueur et de l’esprit de collégialité. J’y publie régulièrement des portraits d’écrivain et parfois des tribunes politiques. Le portrait est un art exigeant qui requiert, à partir d’un livre récent, de rendre compte des éléments déterminants, littéraires, sociologiques et biographiques qui situent un écrivain dans son temps et évoquent ce qui a déclenché en lui le désir d’écriture. 

Eugène Ebodé

Afrique Destinations : Dans un article du Journal Le Monde intitulé « Trois livres qui m’ont marqué »… par le romancier camerounais Eugène Ebodé », entre Le Vieux Nègre et la Médaille, de Ferdinand Oyono et Au bonheur des limbes, de Mohamed Leftah, vous évoquez Eugène Onéguine, d’Alexandre Pouchkine. Est-ce par pure passion littéraire ou parce que vous êtes Camerounais d’origine ou que vous connaissez le Tchad par ailleurs. D’autant plus que les Ancêtres de Pouchkine et donc Pouchkine lui-même par voie de conséquence est en partie originaire des rives du Logone, entre le Tchad et le Cameroun…

Eugène Ebodé : Pouchkine est le père de la littérature russe moderne et un poète extraordinaire. Dieudonné Gnammankou, historien béninois, lui a consacré une étude à laquelle j’ai participé en 1999. Pouchkine est un phare poétique. Sa langue est de cristal et son monde africain une puissante revendication dans Eugène Oneguine. Ses origines africaines et camerounises jouent aussi un rôle dans l’admiration que je voue à ce prodigieux écrivain, c’est vrai. Mais il y a d’abord sa langue, son épure, son génie littéraire, son côté chevaleresque.

Afrique Destinations : Professeur Eugène Ebodé, de quoi traite votre dernier roman Habiller le ciel qui paraît le 6 octobre aux éditions Gallimard ?

Eugène Ebodé : Ce roman rend hommage à ma mère et aux femmes. Ma mère ne savait ni lire ni écrire, mais elle avait développé une faculté de compter et de négocier qui me sidérait quand j’étais jeune et qu’elle tenait un commerce de gros. C’est elle qui m’a d’abord poussé hors des stades avant de m’inviter à tenir l’école pour un espace privilégié de la régénération par le savoir. Pas simplement vu comme une collection de données brutes, mais une exigence de transmission et de re-enchantement des destins collectifs. Elle m’a imposé le goût des livres afin que je sache les déchiffrer et accomplir par délégation une revanche sur le maudit sort qui avait été le sien et celui de ses semblables : les illettrés. Elle a rêvé que j’en écrive et que je propose à mon tour des livres, le moment venu, au peuple des lectrices et des lecteurs. J’ai obéi à ses rêves qui prenaient parfois l’allure de dictat. Elle était terrible, Mère, quand elle voulait quelque chose. J’ai dû sacrifier mes désirs de ballon pour les parchemins puis l’écriture des livres. Vous serez surpris par Habiller le ciel, car ma mère y intervient, depuis le Royaume des morts où elle réside désormais et à partir duquel elle continue à m’abreuver de ses recommandations. Elle ne peut s’en empêcher, même morte, de me « corneriser » pour me crucifier de ses injonctions. C’est stupéfiant !

Afrique Destinations : Si l’on vous demandait de tous vos ouvrages, quels sont les trois qui sont les plus chers à votre cœur et pourquoi, que diriez-vous ?

Eugène Ebodé : Les Trois ? Impossible ! faites votre choix parmi les cinq derniers et vous verrez qu’il vous sera difficile de choisir entre : La Rose dans le bus jaune (Gallimard, 2013), Souveraine Magnifique (Gallimard 2014), Le Balcon de Dieu (Gallimard, 2019), Brûlant était le regard de Picasso (Gallimard, 2021), Habiller le ciel (Gallimard, 2022). Lisez-les dans l’ordre que vous voulez, et vous m’en direz des nouvelles. 

Afrique Destinations : Je m’en voudrais de terminer cette interview sans évoquer la mémoire d’un ami commun, je veux parler du journaliste et écrivain français Pierre Cherruau, auteur de plusieurs ouvrages dont les trames, qui nous a brutalement quittés le 19 août 2018 à Bordeaux, la veille même de son quarante-neuvième anniversaire. Quel souvenir gardez-vous du journaliste et de l’écrivain Pierre Cherruau que vous avez connu ?

L’écrivaine Marie NDiaye recevant des mains du Secrétaire perpétuel de l’Institution le Trophée spécial de l’Académie du Royaume du Maroc lors du colloque sur la Famille organisé par la Chaire des littératures et des arts africains.
L’écrivaine Marie NDiaye recevant des mains du Secrétaire perpétuel de l’Institution
le Trophée spécial de l’Académie du Royaume du Maroc lors du colloque
sur la Famille organisé par la Chaire des littératures et des arts africains.

Eugène Ebodé : Pierre regardait le monde à partir de l’Afrique et fuyait la morgue occidentale. Pour lui, les humains étaient adossés à une souche unique : l’Africaine. C’était pour lui le point des convergences fraternelles. Il nous manque beaucoup, mais il a laissé des traces indélébiles dans les cœurs et les pensées. Le Sénégal était une terre d’adoption. Nous venons de vivre de très beaux moment à l’Académie du Royaume du Maroc avec un somptueux colloque sur le thème de « La famille vue comme un labyrinthe ou une métaphore ». Le Sénégal y a été représenté par de belles figures universitaires : le professeur Pape Massène Sène et Dr Coudy Kane de l’Université Cheikh Anta Diop. La fabuleuse écrivaine, Marie NDiaye, prix Goncourt 2009, était également présente. Elle a d’ailleurs reçu le Trophée spécial que lui a remis le professeur Abdeljalil Lahjomri, Secrétaire perpétuel de l’Académie du Royaume du Maroc. Un moment capital dans une ville, Rabat, Capitale africaine de la culture et du monde islamique en 2022 !

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Afrique Destinations : Et si l’on vous demandait si vous avez un message pour clore cette interview, que diriez-vous ?

Eugène Ebodé : Que Pierre Cherruau et ma mère et d’autres anciens humains doivent être bien tristes du spectacle du monde qui poursuit la logique de  compartimentation et de ségrégation alors qu’il n’y a plus de Blancs, de Noirs ou de Jaunes quand, après la mort, on retourne à l’état de pur esprit. On voltige alors librement, sans passeport ni carnet de vaccination, dans cet autre vaste et invisible univers qui s’appelle l’éternité plus un jour… Mais il ne faut jamais hâter le pas vers cet état-là, mais prendre son temps et se préparer en honnête homme ici-bas, pour mieux l’être encore dans les étoiles. C’est la leçon de ma mère dans Habiller le ciel.

Propos recueillis Par Marcus Boni Teiga

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