Paris, quartier Belleville. Je marche dans la rue du même nom pour aller rendre visite à un vieil ami. Et soudain me viennent en tête les paroles de cette vieille chanson d’Alain Souchon, écrites en 1993.
« Je sais que rue d’Belleville/ rien n’est fait pour moi/ mais je suis dans une belle ville/ C’est déjà ça/ si loin de mes antilopes/ je marche tout bas/ marcher dans une ville d’Europe c’est déjà ça
Oh oh oh et je rêve/ que Soudan mon pays soudain se soulève/ Oh oh/ rêver c’est déjà ça
…Pour vouloir la belle musique/ Soudan mon Soudan/ pour un air démocratique/on t’casse les dents/ pour vouloir le monde parlé/ Soudan mon Soudan/celui d’la parole échangée/ on te casse les dents »
Trente ans déjà que le chanteur français et son complice Laurent Voulzy avaient écrit ce texte. A cette époque Omar El Béchir tenait déjà les rênes du pays appelé Soudan. Mais l’histoire de ce Soudanais qui marchait en dansant dans les rues de Belleville n’est rien d’autre que celle de toutes les victimes de toutes les dictatures du monde entier qui ont dû aller chercher asile ailleurs dans le monde, loin de leurs pays. Le héros d’Alain Souchon parle de dents cassées pour des rêves de belle musique, de démocratie, et lui, rêve de soulèvement. Dans la vraie vie, dans le vrai Soudan, on ne casse plus les dents. On tue et on casse les vies de milliers de familles. Dans le vrai Soudan, les populations ont fini par se soulever contre leur dictateur, celui qui était en place lorsque la chanson fut composée. Cette révolution eut ses héros et héroïnes, ses égéries, ses images iconiques, son romantisme. Et elle leur fut volée. Comme le furent toutes les révolutions sur notre continent.
Il y a une trentaine d’années, la chute du Mur de Berlin entraina bien d’autres chutes sur notre continent. Beaucoup voulurent lier cela au discours de la Baule de François Mitterrand. Mais le président français ne fit que de l’opportunisme, parce que le mouvement était déjà lancé par les jeunesses africaines elles-mêmes, et des dictatures avaient commencé à tomber ou à vaciller.
Il y a une douzaine d’années, on parla d’un printemps arabe dont les premières fleurs eurent l’odeur et la couleur du jasmin tunisien, un pays qui m’est très cher. Elles écloront plus tard en Libye, en Egypte, en Syrie. Que sont ces révolutions aujourd’hui devenues ? Au Soudan, ce n’est plus une révolution qui est confisquée, mais tout un pays et sa population qui sont pris en otage par des bandits de grands chemins. Oh oh, rêver au Soudan d’aujourd’hui, c’est déjà ça.
En République démocratique du Congo voisine, on ne casse pas les dents pour avoir voulu de la belle musique. La spécialité de ce pays est en quelque sorte de produire de la belle musique. Et tous les minerais stratégiques de ce monde. Là-bas, on ne casse pas les dents pour un air démocratique. Non, là-bas aussi, comme au Soudan, on tue et on casse des millions de familles. Que valent les vies humaines, celles des femmes, enfants et hommes noirs dans tant de pays d’Afrique ? Que de révolutions avortées, volées, détournées, confisquées !
Faut-il pour autant arrêter de rêver ? Certainement pas. Rêver, c’est déjà ça. C’est déjà ça.
Par Venance Konan