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TRIBUNE : La Négritude au secours de l’Afropéanité (Deuxième Partie et Fin)

Prof Kalamba Nsapo  Directeur de recherche à l’INADEP  Faculté universitaire de théologie protestante de Bruxelles  Centre de recherche CARES
Prof Kalamba Nsapo, Directeur de recherche à l’INADEP, Faculté universitaire de théologie protestante de Bruxelles Centre de recherche CARES

La Négritude et ses prolongements

Les prolongements de la Négritude reposent ici sur un double aspect : l’extension de ce concept et sa pertinence. 

L’extension du concept de Négritude

La solidarité est un des éléments qui entrent dans la définition césairienne de la Négritude. C’est que le mot ‘Nègre’ concerne toutes les personnes appartenant à la race noire : les Nègres d’Afrique noire, les Dravidiens de l’Inde, les Papous de Nouvelle-Guinée, des Australiens autochtones, etc*1. En dépit des diversités indéniables, écrit Bimwenyi, on reconnaît de plus en plus « une profonde ‘unité culturelle’ entre ces peuples négro-africains, perceptible dans les grandes lignes de la conception du monde, visible et invisible, de l’homme, de la famille intégrale, subsolaire et outre-tombe, des aspirations fondamentales de l’homme et de la communauté, d’une pédagogie de type initiatique, de la religion, du mariage, sans oublier une certaine ‘similarité des techniques d’acquisition et de production et leur faible rentabilité’ » (J. Maquet). Cette unité culturelle a joué un grand rôle dans la fraternisation des Noirs*2.

En Afrique, on a parfois été tenté de sous-estimer l’importance du facteur racial inhérent au concept de ‘Négritude’ pour lui préférer celui de classe. A la vérité, l’oppression des Noirs n’est pas seulement socio-économique, mais aussi raciale. On rejoint le thème de la pauvreté anthropologique qui paraît, aux yeux de E. Mveng, comme la clé d’interprétation de l’histoire des sociétés africaines. En effet, la situation de l’Africain n’est pas réductible au problème de l’agression économique ou des droits de l’homme. Il s’agit de toute une humanité qui a été niée de façon pure et simple. C’est toute « la condition humaine, dans sa racine profonde, qui a été tarée, traumatisée, appauvrie. La pauvreté africaine est une pauvreté anthropologique » dont « la multiple expression » se concrétise sur les plans politique, économique, sociologique, culturel et spirituel »*3.  

Le discours ‘aussi-tal’

Bimwenyi sait que le mot ‘aussi’ est une des clés d’interprétation des productions de la Négritude. Il distingue entre autres le ‘aussi’ caractéristique de la déchéance de l’assimilé, le ‘aussi’ de la revendication et le ‘aussi’ concessif.

Le premier est celui de l’assimilé qui exprime « son espoir ou sa fierté d’être parvenu à entrer enfin dans ‘le salon du maître’ ». C’est le cas des Africains qui « rivalisent d’agenouillement, qui devant Aristote, qui devant Hegel, etc. Résultat pour le moins incongru, ils ont plus d’une fois malmené leurs ‘Ancêtres’, les traînant - consciemment ou non - devant un Jury ‘philosophique’ présidé tantôt par Descartes, Kant et Hegel, ou par d’autres sommités de la pensée occidentale. Les patriarches négro-africains n’en demandaient pas tant et n’en avaient sans doute nul besoin »*4.

Le deuxième est « un coup de poing sur la table du maître, un refus de l’‘assimilation’, une revendication de l’‘identité’ propre ». Le troisième est concessif ou tactique du maître de naguère qui, plus ou moins opportuniste ou sous la pression des événements, jette du lest, découvrant tout à coup mille et une vertu, mille et une qualités où, hier encore, il ne voit que tares, vices et abrutissement !*5 ». Et cela à partir de son promontoire et de son modèle érigé en absolu.

Pertinence de la Négritude

Les ‘aussi’ explosifs, revendicatifs et tactiques ci-haut évoqués font peser des menaces sur l’avenir. Le discours aussi-tal est impertinent dans un contexte où l’Afrique est la terre natale de l’humanité. Qu’il suffise de se concentrer sur le plan théologique pour étayer notre argumentation. Comment l’Afrique ne pourrait-elle pas préférer le Grand Hymne d’Akhénaton ? Comment serait-elle amenée à emprunter les chemins d’un discours en folie du monothéisme au détriment du mono-originisme si riche en termes de contenu et de pertinence ? Pourquoi devrait-elle oublier que « la documentation universelle de l’histoire de l’Humanité révèle aujourd’hui que le concept de l’existence d’un Dieu unique, créateur de l’univers et de la biodiversité a pour berceau l’Afrique noire » ? Et il en va de même pour le concept de Saintes Ecritures. Si les Mdw Ntr (Médou Nétjer) - Paroles de Dieu ou mieux Saintes Ecritures ou Ecritures Divines – « sont apparus en Afrique vers 3500 ans avant l’ère chrétienne, nos ancêtres furent donc les initiateurs de l’Humanité sur les voies de la spiritualité »*6. Un fait confirmé par Diodore de Sicile. C’est à l’Occident qu’il appartient de dire : ‘nous aussi’.

Par ailleurs, la requête d’un lieu propre, du “Qua africanum” (l’en tant qu’africain), oblige à tourner le dos à la Négritude senghorienne de « l’émotion est nègre, la raison est hellène » qui ne restitue pas la vérité historique. 

Le Retour au pays natal s’impose. Retour au sens d’un pèlerinage aux sources. Il faut insister sur un retour qui marque fondamentalement tout notre être au lieu d’apparaître comme une personnalité d’emprunt : retour ontologique, épistémologique, théologique, etc. Ce n’est donc pas un recours auquel se conformerait une sirène de la modernité à partir des Alpes, loin du Kilimandjaro. Mais que veut dire ‘retour’ s’il n’y a pas de fierté d’être Nègre ? Fier de cette fierté qui doit s’actualiser dans les actes de tous les jours. Il est nécessaire, pour chaque Nègre, de devenir un autre homme animé d’une conscience historique et un « Prométhée porteur d’une nouvelle civilisation et parfaitement conscient de ce que la terre entière doit à son génie ancestral dans tous les domaines de la science, de la culture et de la religion »*7.   

Bien perçue, la Négritude permet de renouer avec ses racines de manière à gagner la bataille du développement intégral. Elle a eu et a à charge de constituer « une communauté d’oppression subie et une communauté d’exclusion imposée », « une communauté de résistance continue » et de « lutte opiniâtre pour la liberté et d’indomptable espérance ». Elle n’était pas une métaphysique ni une conception du monde. Selon A. Césaire, elle était « …une manière de vivre l’histoire dans l’histoire : l’histoire d’une communauté dont l’expérience apparaît, à vrai dire singulière avec ses déportations de populations, ses transferts d’hommes d’un continent à l’autre, les souvenirs de croyances lointaines, ses débris de cultures assassinées (…). La négritude résulte d’une attitude active et offensive de l’esprit. Elle est sursaut, et sursaut de dignité. Elle est le refus, je veux dire de l’oppression. Elle est combat, c’est-à-dire combat contre l’inégalité. Elle est aussi révolte (…) contre ce que j’appellerai le réductionnisme européen. Je veux parler de ce système de pensée ou plutôt de l’instinctive tendance d’une civilisation éminente et prestigieuse à abuser de son prestige même pour faire le vide autour d’elle en ramenant abusivement la notion d’universel (…) à ses propres dimensions, autrement dit, à penser l’universel à partir de ses seuls postulats et à travers ses catégories propres »*8.

Le monde nègre se retrouve aujourd’hui devant la nécessité de cette Négritude fondatrice de dignité, de personnalité, d’indépendance et de souveraineté. L’on assiste aux guerres pour le contrôle des minerais stratégiques et énergétiques en R.D. Congo, au Tchad, au Soudan, l’on assiste à la réédition de la culture de la haine et de la victimisation de l’Africain dans tous les coins de l’Occident. Ce qui amène certains Africains, avons-nous écrit dans Fatigué d’être Africain ? à s’abandonner à la mélancolie, à la lassitude, à la fatigue et l’épuisement. A l’heure où nous rédigeons ces lignes, nous nous souvenons des paroles d’injure prononcées par l’ancien conseiller fédéral suisse Christophe Blocher vis-à-vis des Africains qu’il traitait tous de paresseux. Nous nous souvenons aussi de la chasse xénophobe contre les étrangers africains en Afrique du Sud. C’était le 11 mai 2008. 

En théologie, nous pensons aux déformations d’un texte biblique comme celui du Cantique des Cantiques qui permettent aux idéologues et à leurs sirènes de procéder à une herméneutique dévalorisante du Nègre. L’auteur du Cantique des Cantiques éclate : « Je suis noire et belle » (Cantique 1, 5). C’est tout le contraire de la lecture qu’on impose dans un bon nombre d’Eglises et de lieux de culte en Afrique où l’on privilégie : « Je suis noire et pourtant belle ». Pourtant, lorsqu’on se situe au niveau des fondements, il convient en tout cas de retenir ce qui suit : Melaina eimi kai kale exprime, en grec, le sens réel de « Je suis noire et belle » ; dans la version latine authentique, on écrit : nigrasum et formosa ; en copte : ink kmt : il y a là le « je suis » et le kmt qui, en égyptien, signifie noir, beau et parfait. 

Inutile de lister tous les maux subis par les peuples noirs qui nous montrent que les objectifs de dignité poursuivis en son temps par la négritude sont d’une brûlante actualité et utilité pour agir, conquérir et reconquérir notre place dans le monde.

Le temps de s’assumer et d’enclencher une synthèse réconciliatrice

Quelle que soit sa localisation géographique actuelle sur la planète, tout Kam est un Nègre*9 ! Et tout Nègre est un Kam. Les problèmes d’exclusion, d’aliénation et de prédation, d’instabilité sociale et économique ; les génocides, l’extermination que subit Kam partout où il se trouve viennent de son fait d’être nègre. C’est son être nègre ou Kam qui pose problème aux autres. C’est sa couleur, c’est lui-même qui est honni. C’est son humanité même qui est rejetée, parce qu’il est ce qu’il est, nègre. 

Kam est une évidence physique, anthropologique. Il ne peut se cacher. Il est un nègre, on le voit, on le sait, quel que soit le fait d’être né et avoir grandi en Europe (cf. Afropéanité) ou le temps qu’il a passé en dehors de sa terre natale. Et ce n’est qu’en tant que tel qu’il commencera à trouver des solutions à son existence. Il doit avoir le courage de l’accepter et l’intelligence de rechercher la solidarité de tous ses frères.  

Dans la ligne de Leonora Miano, la responsabilité incombe aux Afropéens de la diaspora européenne de se mobiliser pour la création de réseaux solidaires et pour la valorisation des savoirs afro-descendants longtemps invisibilisés. L’exigence d’une synthèse réconciliatrice consisterait à partir de l’appropriation ou de la réappropriation du promontoire culturel africain pour amorcer un dialogue avec l’autre sans parvenir à perdre son âme. A ce compte-là, l’idéal Afropéen devrait-il se tenir à distance du projet de l’interculturalitologie*10 ou de ce qu’on nomme ailleurs culturologie ? Il semble que non. La perspective du vivre ensemble s’impose au cœur de tant d’identités frustrées.


1. BIMWENYI, K., Discours théologique négro africain. Problème des fondements, Paris, Présence Africaine, 1981, p. 253.
2. Ibid., p. 254.
3. MVENG, E. (dir.), Spiritualité et libération en Afrique, Paris, l’Harmattan, 2000, p. 210-211.
4. BIMWENYI, K., o.c., p. 226.
5. Ibid., p. 257-260.
6. Ibid.
7. DIOP, C.A., Civilisation ou barbarie…o.c., p. 16.
8. BAGALWA, J., Entre identité, universalité et actualité. Hommage à Aimé Césaire et à la négritude, in Critique africaine, n° 1, mai 2008, p.6. Suffirait-il, à la lecture de cette vision césairienne de la négritude, continuer à dire, à l’instar de Mudimbe, que celle-ci est purement et simplement une invention française ? Nous renvoyons au texte de Mudimbe intitulé : Autour de la « Nation » (1972). Cité dans V.Y. Mudimbe et la ré-invention de l’Afrique. Poétique et politique de la décolonisation des sciences humaines, p. 314.
9. Se référer de nouveau à l’article cité de Bilolo Mubabinge.
10. En créant ce concept au cours d’une conférence à Toronto en 2016, nous souhaitions qu'on en fasse une discipline ayant son histoire, sa géographie, son champ méthodologique, son contenu, sa contextualité et sa vision prospective. On parlerait alors d'interculturalitologie. Un discours scientifique sur l'interculturalité ! On ne peut pas se contenter de parler du caractère transversal et flottant de ce concept. Interculturalitologie signifierait aussi "sciences de l'interculturalité" (linguistique, histoire, psychologie, 
anthropologie, sociologie, communication, théologie, philosophie, etc). C'est de la même façon qu'on parle des sciences du langage. 

Prof Kalamba Nsapo
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