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TRIBUNE : Relire Sartre

En 1946, le philosophe français Jean-Paul Sartre écrivit la préface de « l’anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache » de Léopold Sedar Senghor, qu’il intitula « Orphée Noir ». Je vous vous propose de lire ces extraits, et que ceux qui savent entendre entendent. Je rappelle que ce texte date de 1946 et a été écrit par un des plus grands penseurs français du 20ème siècle.

« Qu’est-ce donc que vous espériez, quand vous ôtiez le bâillon qui fermait ces bouches noires ? Qu’elles allaient entonner vos louanges ? Ces têtes que nos pères avaient courbées jusqu’à terre par la force, pensiez-vous, quand elles se relèveraient, lire l’adoration dans leurs yeux ? Voici des hommes noirs debout qui nous regardent et je vous souhaite de ressentir comme moi le saisissement d’être vu. Car le blanc a joui trois mille ans du privilège de voir sans qu’on le voie ; il était regard pur, la lumière de ses yeux tirait toute chose de l’ombre natale, la blancheur de sa peau c’était un regard encore, de la lumière condensée. L’homme blanc, blanc parce qu’il était homme, blanc comme le jour, blanc comme la vérité, blanc comme la vertu, éclairait la création comme une torche, dévoilait l’essence secrète et blanche des êtres. Aujourd’hui ces hommes noirs nous regardent et notre regard rentre dans nos yeux ; des torches noires, à leur tour, éclairent le monde et nos têtes blanches ne sont plus que des petits lampions balancés par le vent. Un poète noir, sans même se soucier de nous chuchote à la femme qu’il aime :

« femme nue, femme noire

Vêtue de ta couleur qui est vie …

Femme nue, femme obscure,

Fruit mûr à la chair ferme, sombres extases de vin noir. »

Et notre blancheur nous paraît un étrange vernis blême qui empêche notre peau de respirer, un maillot blanc, usé aux coudes et aux genoux, sous lequel, si nous pouvions l’ôter, on trouverait la vraie chair humaine, la chair couleur de vin noir. 

Nous nous croyions essentiels au monde, les soleils de ses moissons, les lunes de ses marées : nous ne sommes plus que des bêtes de sa faune. Même pas des bêtes…

« Ecoutez le monde blanc

Horriblement las de son effort immense

Ses articulations rebelles craquer sous les étoiles dures, ses raideurs d’acier bleu transperçant la chair mystique, écoute ses victoires proditoires trompeter ses défaites, écoute aux alibis grandioses son piètre trébuchement. Pitié pour nos vainqueurs omniscients et naïfs. »

Nous voilà finis, nos victoires, le ventre en l’air, laissent voir leurs entrailles, notre défaite secrète. Si nous voulons faire craquer cette finitude qui nous emprisonne, nous ne pouvons plus compter sur les privilèges de notre race, de notre couleur, de nos techniques : nous ne pourrons nous rejoindre à cette totalité d’où ces yeux noirs nous exilent qu’en arrachant nos maillots pour tenter simplement d’être des hommes. » 

En 1946 il y avait tout juste une poignée de poètes noirs qui tentaient d’éclairer le monde de leurs regards noirs. Aujourd’hui ils sont des millions de regards noirs qui transpercent le monde, qui ne cherchent à courber aucune tête, mais simplement à pouvoir redresser les leurs.

Par Venance Konan



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