Je le rappelle à chaque fois que j’en ai l’occasion, à ces nombreux ateliers, conférences, tables rondes, sur le Sahel et l’Afrique de l’Ouest: l’année qui se termine dans quelques semaines marque déjà dix ans de crise profonde au Mali, puis dans tout son voisinage immédiat, une crise multidimensionnelle comme on dit de manière un peu savante. Dix années depuis le début des rébellions armées au nord du Mali et du premier coup d’État de la nouvelle phase d’instabilité politique dans la région.
Dix années pendant lesquelles la violence, la peur et l’exode des populations rurales se sont exportés dans de nombreuses régions du Mali, puis du Burkina Faso et du Niger. Dix années qui sont venues s’ajouter à une autre décennie pendant laquelle un autre pays ouest-africain, tout à fait connecté aux espaces sahéliens, le pays de loin le plus peuplé et le plus puissant de la région, le Nigeria, faisait l’expérience douloureuse de violences extrêmes incarnées par le groupe Boko Haram.
Prenez juste un moment pour vous demander ce qu’on aurait pu faire de plus, de mieux, de différent, sur le plan économique, social, humain, culturel, infrastructurel, dans la vaste zone allant de la bande côtière partant du sud du Nigeria au sud de la Côte d’Ivoire, jusqu’au nord du Mali, du Niger, de la Mauritanie, de l’Afrique de l’Ouest côtière à la lisière du Sahara, si on n’avait pas laissé émerger et se consolider pendant les deux dernières décennies autant de zones de conflits, de violence, d’insécurité, de criminalité organisée, de polarisation entre des communautés ethnoculturelles, d’extrémisme religieux…
Le Burkina Faso apparaît aujourd’hui comme le pays qui se retrouve dans la situation de fragilité la plus grave, les deux derniers coups d’État n’en étant que le révélateur le plus explicite. Sauver le Burkina Faso est la priorité parmi les priorités du moment au Sahel et en Afrique de l’Ouest. Je le disais aussi récemment dans une réunion : on est fatigué de devoir désormais systématiquement parler de « Sahel et Afrique de l’Ouest » comme s’il s’agissait de deux régions distinctes aux frontières claires dont les dynamiques ne sont pas intimement liées.
Le Burkina Faso offre la meilleure illustration de l’inconsistance de cette approche fragmentée de cette partie du continent: son effondrement à partir de ses frontières nord signifierait aussi une menace permanente et vitale pour la sécurité et la stabilité du Bénin, du Togo, du Ghana, de la Côte d’Ivoire. Autant dire partout en Afrique de l’Ouest. C’est une raison de plus pour que tout soit fait pour stopper la course du Burkina Faso vers l’abîme.
La responsabilité de celle et de ceux qui ont le pouvoir de prendre des décisions cruciales, ou qui sont les mieux placés pour influencer ceux qui prennent les décisions, est de se donner le maximum de chances de ne pas faire les choix qui peuvent aggraver une situation déjà critique et, de manière plus ambitieuse, de faire des choix qui peuvent contribuer à remonter, petit à petit mais résolument, la pente.
La responsabilité de la communauté plus large des citoyens des pays ouest-africains qui se sentent concernés par la dégradation sécuritaire régionale au cours des dix dernières années, ou des vingt, et en particulier de ceux qui ont travaillé spécifiquement sur les questions sécuritaires et politiques et ont écrit des articles, des rapports, formulé des propositions, alerté sur la complexification des menaces, est de continuer à produire et à partager des idées, de ne jamais céder à la tentation de la résignation.
L’enjeu à la fin de cette année 2022 est de contribuer à ce que l’Afrique de l’Ouest de 2032 ne soit pas beaucoup plus troublée, chaotique, violente, que celle de 2022, que les zones d’insécurité ne se soient pas étendues à de nouveaux territoires sahéliens et côtiers. Quel est le message principal qu’il me semble urgent de porter? Il consiste en à dire quelques petites choses simples :
- La recherche de la souveraineté, de la «vraie indépendance», la dénonciation du néocolonialisme dans toutes ses versions modernes et subtiles et l’affirmation d’une farouche volonté de se faire respecter en tant que nation, en tant que communauté humaine, en tant que peuples, tout cela est largement partagé par beaucoup d’Africains. Et légitime. Tout cela parle beaucoup aux jeunesses africaines, particulièrement à celles des pays qui ont connu la colonisation française. Mais l’intérêt pour un pays d’être de plus en plus souverain, mais aussi de plus en plus faible et de plus en plus détruit est limité.
- Le «sankarisme», ce qu’il véhicule comme valeurs, comme détermination, comme don de soi pour l’intérêt général, pour celui de la nation, cela est, reste et doit rester un formidable héritage à cultiver, à convoquer pour inspirer l’action politique, l’action publique, l’action collective, l’action et les comportements individuels. Dans le pays de Thomas Sankara, le Burkina Faso, comme dans les autres pays de la région et bien au-delà. Mais en 2022-2023, dans des pays dont les États ne contrôlent plus de grandes parties de leurs territoires, qui comptent des millions de déplacés qu’il faut nourrir, intégrer dans de nouvelles localités aux infrastructures et aux opportunités économiques limitées, les convictions idéologiques, la détermination, la volonté de servir la nation, le courage personnel, ne suffisent pas à garantir des résultats sur le plan de la restauration de la sécurité et de la cohésion nationale. Au Burkina Faso, au Mali, au Niger, ce qui va compter pendant les prochains mois et les prochaines années, ce sont les résultats sécuritaires, économiques et sociaux concrets, pour les populations, partout où elles vivent sur leurs territoires respectifs nationaux. Les slogans patriotiques ne suffiront pas.
- Quand on fait face à autant de défis et que la situation initiale est fort difficile, en termes de menaces et en termes de ressources limitées dont on dispose pour y répondre, de la conception des stratégies à la mise en œuvre effective des actions sur le terrain, les gouvernants d’un pays doivent puiser des idées partout, au sein de leur société et en dehors. Pour nourrir leurs réflexions, leurs décisions et la correction rapide de ces dernières lorsqu’elles ne donnent pas de résultats. Ce n’est généralement pas dans un contexte de verrouillage des classes politiques, des sociétés civiles, des médias, de tous ceux qui pensent librement, que les décideurs ont le plus de chances de bénéficier des intelligences individuelles de leurs concitoyens et de l’intelligence collective de leur société.
- Cela est aussi vrai pour les relations avec les pays voisins, et les pays même lointains qui ont des moyens d’action diplomatiques, militaires, économiques significatifs à l’étranger, les grandes, moyennes et petites puissances. Dans le contexte de grande faiblesse des États du Sahel, - qu’ils soient très riches en ressources naturelles ou pas, qu’ils aient de glorieux passés impériaux ou pas –, ce n’est pas une bonne idée de cultiver l’isolement dans un monde où les interdépendances sont multiples, complexes et en partie, insaisissables.
Parce que le scénario de la poursuite de la dégradation sécuritaire et politique est possible, celui qui verrait 2032 voire 2027 bien pire que 2022, nous ne pouvons pas, nous, adopter la posture d'analystes détachés, d'experts, de consultants, de chercheurs spécialistes du Sahel qui écrivent des centaines d’articles, d’études, de notes sur la région depuis une décennie. Nous ne pouvons pas nous contenter d’observer, de décrire, de commenter la lente désagrégation de la région, sans se sentir personnellement concernés.
Il y a en Afrique de l’Ouest, comme partout ailleurs sur le continent, une formidable énergie, des entrepreneurs géniaux et généreux, des créateurs soucieux de contribuer à l’amélioration des conditions de vie de leurs concitoyens. On observe aussi des progrès importants dans la région dans divers domaines, comme celui des infrastructures énergétiques, portés par quelques organisations régionales qui fonctionnent. Mais le potentiel de cette région restera largement sous-exploité tant que planeront sur plusieurs pays, un ou deux de plus au cours de chaque nouvelle décennie, la menace de la violence armée, de la criminalisation des États et de la fragmentation de leurs sociétés.
Ah oui, un dernier message, peut-être le plus important pour chacune et chacun de nous : faisons attention à l’usage que nous faisons de notre temps. Que pourrions-nous faire de plus pour renforcer nos institutions politiques, sécuritaires, éducatives, économiques, sociales, culturelles, si on diminuait de moitié, ou des deux tiers, le temps passé à dénicher et à dénoncer les complots – réels et imaginaires - ourdis contre chacun des pays d’Afrique de l’Ouest par « les autres » et qu’on réaffectait ce temps à des usages plus productifs ?
L’une des clés du futur du continent africain réside dans la capacité de ses enfants à résister aux usages irrationnels de leur temps, dans leur capacité à résister aux distractions dont l’offre n’a jamais été aussi massive, accessible et séduisante. Ceux qui s'en sortiront le mieux, dans toutes les régions du monde, sont ceux qui réussiront à distraire constamment les autres de leurs priorités sans jamais perdre de vue la défense de leurs intérêts les plus vitaux.
Par Gilles Yabi
Gilles Yabi est le fondateur et directeur exécutif de WATHI. Il oriente et supervise les activités du think tank dont l’équipe permanente est basée à Dakar (Sénégal). WATHI est une plateforme ouverte de production et de dissémination de connaissances et de propositions sur toutes les questions cruciales pour le présent et le futur de l’Afrique de l’Ouest et des autres régions du continent.