Dans une récente chronique, je déplorais le fait que nous soyons le seul continent à produire ce qu’il ne consomme pas et à consommer ce qu’il ne produit pas sur le plan agricole. Nous pourrions étendre ce constat à nos langues et de façon plus large à notre culture. L’Afrique subsaharienne est la seule partie du monde où les langues des colonisateurs sont les langues officielles, où les langues nationales sont en train de mourir, où l’on trouve chic de ne pas enseigner son histoire et sa langue maternelle à ses enfants, de leur donner les prénoms des colonisateurs, de prier les dieux et les ancêtres de ces derniers en rejetant les siens. Le théologien et historien camerounais Engelbert Mveng a expliqué ainsi cet état de fait : « le mal africain est une espèce de dévalorisation globale des richesses de notre être et de notre historicité, une démonétisation vitale de nos cultures, de nos civilisations et de nos arts de vivre, comme si tout d’un coup, rien en nous ne représentait plus quelque valeur que ce soit dans le concert des richesses des peuples. Rien, sauf notre force de travail physique, qui sera utilisée comme la force des bêtes de sommes dans la « marchandisation » des êtres humains où nous perdîmes notre statut d’humains. »
Pour en revenir aux langues, nous avons donc décidé en Afrique noire, d’adopter les langues de nos anciens colonisateurs et nous en sommes même devenus les gardiens les plus intransigeants. Gare à la personnalité un peu connue qui ferait une faute de français en public. Quelques-unes des explications les plus communément avancées pour rejeter nos langues sont que nous en avons trop et qu’il est difficile d’en choisir une, et la difficulté d’enseigner la science et la technique dans nos langues. Rappelons que l’Afrique est un continent, beaucoup plus grand que l’Europe, et en Europe, pratiquement chaque pays a sa langue. Cheikh Anta Diop écrivait dans « Nations nègres et culture : « on pourrait objecter de la multiplicité des langues en Afrique. On oublie alors que l’Afrique est un continent, au même titre que l’Europe, l’Asie, l’Amérique ; or sur aucun de ceux-ci l’unité linguistique n’est réalisée ; pourquoi serait-il nécessaire qu’elle le fût en Afrique ? L’idée d’une langue africaine unique, parlée d’un bout à l’autre du continent, est inconcevable, autant que l’est aujourd’hui celle d’une langue européenne unique. »
En dehors de la France qui partage sa langue avec une partie de la Suisse et de la Belgique, l’Italie qui partage la sienne avec une partie de la Suisse et l’Allemagne et l’Autriche qui partagent les mêmes langues, tous les autres pays européens ont chacun sa langue. Il en est de même en Asie où chaque pays a également sa langue et souvent sa propre écriture. Et pourtant bon nombre de ces pays asiatiques furent colonisés comme nous. La différence est que, eux, se sont décolonisés et l’on voit la différence entre eux et nous. Bien entendu nous avons plusieurs langues dans nos pays et il peut sembler difficile d’en choisir une.
D’abord, il y a des langues qui se sont imposées toutes seules, comme le Wolof au Sénégal, le Bambara au Mali, le Swahili dans une bonne partie de l’Afrique de l’est par exemple. L’on pourrait aussi choisir une langue parce qu’elle est plus facile à apprendre, comme le lingala par exemple, aux dires des linguistes, ou parce qu’elle est déjà parlée par une grande partie de la population, soit parce qu’elle est celle des commerçants ou celle de la majorité de la population. Ou alors on l’impose de façon tout à fait arbitraire. L’autre critique est celle de l’incompatibilité de nos langues avec les sciences et la technique. Pourquoi donc toutes les autres langues du monde le seraient et pas les nôtres ? Pourquoi le thaïlandais, le coréen, le polonais, le moldave, le chinois, l’arabe, le vietnamien, l’anglais… pourquoi toutes ces langues seraient compatibles avec la science et la technique, mais pas les langues africaines ? C’est juste parce que par paresse, ou par les effets de la colonisation, nous nous sommes persuadés que la langue du Blanc était plus belle, plus riche, plus civilisée. Aujourd’hui donc nous sommes très fiers d’être des civilisés qui portent des costumes et cravates par quarante degrés, des noms européens ou arabes et surtout qui parlons mieux la langue du Blanc que lui-même. Mais n’oublions pas ce que disait le politologue et linguiste sénégalais Pathé Diagne : « il n’y a pas renaissance, de survie d’une personnalité, d’une culture ou d’une civilisation, là où disparait la langue originelle de support. La Renaissance française a coïncidé avec l’émergence du français, l’aggiornamento avec celle de l’italien, le mouvement Grundtvig avec celle du danois. La renaissance soviétique a ramené à la surface les langues d’URSS, celle de la Chine le han, et des idiomes des minorités. »
Par Venance Konan