Il y avait l’Afrique des pères de l’indépendance, ceux-là même qui, au prix de luttes acharnées et d’indicibles sacrifices, ont sonné la trompette de l’unité du continent. Vous savez, ces premiers présidents de «l’Afrique indépendante» — seulement trente-deux pays avaient alors accédé à la souveraineté nationale — qui ont signé, le 25 mai 1963 à Addis-Abeba, l’acte de naissance de l’Organisation de l’unité africaine (OUA).
Aujourd’hui encore, et alors que la date du 25 mai est désormais consacrée «Journée mondiale de l’Afrique», leurs noms résonnent comme des repères indispensables et leurs discours restent des sources inépuisables d’inspiration pour une Afrique en pleine mutation et plus que jamais en quête de sa réelle identité.
Tenez, «ce dont nous avons besoin, c’est d’une seule organisation africaine par laquelle l’Afrique puisse faire entendre une seule voix», avait clamé, ce jour-là, l’empereur éthiopien Hailé Sélassié, hôte de la conférence fondatrice de l’OUA. En effet, lui avait répondu en écho le Ghanéen Kwame Nkrumah, «les États africains doivent s’unir ou alors se vendre aux impérialistes et aux colonialistes (…) Nos problèmes actuels ne peuvent être résolus par des actions sporadiques, ni par de pieuses résolutions. Il ne faudra rien moins que l’action d’une Afrique unie».
UNITÉ ET UNION
Aujourd’hui, nous sommes indiscutablement loin de ces rêves. Et pourtant, de «l’Afrique doit s’unir» de Kwame Nkrumah, à «À quand l’Afrique?» de Joseph Ki-Zerbo, le questionnement reste le même. Jusques à quand, en effet, ce continent si grand, tellement riche et ô combien ingénieux attendra-t-il son heure? Et pourquoi, malgré toutes ses potentialités, ne fait-on pas rapidement l’essentiel pour retrouver cette Afrique des Thomas Sankara (révolution des mentalités), Nelson Mandela (charisme et leadership politiques) et Sylvanus Olympio (souveraineté monétaire)?
C’est un fait, cinquante-sept ans après la création de l’Organisation de l’unité africaine, devenue Union africaine depuis 2002, le continent noir court toujours après l’unité et l’union. Une unité qui devrait se traduire par une entité géopolitique forte, plus indépendante et qui pèse davantage dans le concert des nations, je dirais même dans le «big show» des continents. Mais aussi une union des fils et filles du continent, qui induit plus de solidarité dans la promotion de nos valeurs et richesses endogènes.
En somme, compter d’abord, comme le scandaient les révolutionnaires béninois des années 1970 et 1980, «sur nos propres forces, nos propres ressources, sur l’initiative créatrice des larges masses dans notre lutte pour nous libérer de la domination étrangère, pour développer notre économie et pour donner à notre peuple la dignité et la personnalité d’un peuple libre». Aurions-nous déjà oublié le Burkinabè Thomas Sankara qui nous a enjoints de… «produire ce que nous consommons (et de) consommer ce que nous produisons»?
DIVISIONS ET CONSÉQUENCES…
Seulement voilà! Soixante années après les indépendances, l’Afrique reste largement dépendante du diktat de ceux qui l’ont colonisée hier, et même parfois ankylosée par les siècles du honteux esclavage qu’on lui a fait subir. Et pour ne rien arranger, elle surfe trop souvent sur de ces divisions intestines dont elle a le secret, soufflant sur les braises non éteintes de la balkanisation pour ne s’accorder finalement que sur ses désaccords, là où devrait se tresser l’osier de l’unité d’action du continent. Pourtant, et c’est le défunt guinéen Ahmed Sékou Touré qui l’avait si justement rappelé, «à Berlin, en 1885, les États européens, avec leur développement économique anarchique motivé par un sentiment arbitraire du pouvoir et de l’expansion horizontale de la civilisation, ont procédé à diviser l’Afrique qui a été alors considérée comme un gâteau».
Il sied pourtant d’arrêter d’être son passé et se contenter d’en avoir un… À ce sujet, l’Afrique capitalise aujourd’hui tellement de valeurs, d’énergie et de ressources, mais aussi de leçons et d’expériences, pour sublimer son douloureux passé, afin d’écrire demain en lettres d’or. Ahmed Sékou Touré voyait d’ailleurs dans le rendez-vous de mai 1963 l’horizon d’une Afrique réunifiée. «Les fils authentiques et dignes des peuples africains, réunis sous la bannière de leur prise de conscience, de leur destin commun, la fidélité à leur personnalité et au caractère original de leur maison-mère, l’Afrique, ont décidé cette fois d’entreprendre, légalement et légitimement, la réunification de leurs États dans une charte unique, la charte de la fraternité, la charte de leur solidarité désormais indomptable, la charte de la liberté et de la paix, de la justice et le progrès en Afrique», avait-il martelé. On attendra sans doute encore longtemps pour cette Afrique «unie» ou «réunifiée».
JE VOUS PARLE DE CETTE AFRIQUE…
Cependant, on aurait tort de ne peindre les destinées de ce fabuleux continent qu’en noir! Sans occulter cette Afrique de David Léon Mandessi Diop, que chantait «ma grand-mère au bord de son fleuve lointain», il est utile, je pense, de parler aussi aujourd’hui de cette Afrique qui se réveille aux premières heures de l’aurore et qui se couche au beau milieu de la nuit… Oui, je vous parle de cette Afrique des femmes qui rythment avec tant de gaieté et d’abnégation le quotidien des villes et des campagnes… Je vous parle de cette Afrique des jeunes, qui sonne l’alerte et qui refuse l’enfermement, la corruption et l’éternité au pouvoir… Mais aussi de cette Afrique du courage, de la détermination, des réussites technologiques et de l’innovation.
Malgré les difficultés économiques, le terrorisme qui sème la zizanie dans ses communautés, les grandes épidémies auxquels il doit faire face, le continent noir reste en effet debout, bouge, avance… Entre comptes et mécomptes, l’Afrique doit encore, c’est vrai, s’obliger à plus de discipline, à davantage de rigueur, pour sublimer son passé et prendre enfin son destin en main.
Toutefois, on peut encore légitimement se demander si le fameux rêve des «Etats-Unis d’Afrique», qui n’a du reste jamais fait l’unanimité, n’était pas simplement trop grand pour les «pères fondateurs» et objectivement irréaliste pour les leaders actuels. En tout cas, pour Fulbert Youlou, alors président de la République du Congo, «l’unité de l’Afrique ne doit pas faire oublier sa diversité, d’autant plus qu’il s’agit d’un immense continent. Aucun continent, que ce soit l’Europe, les Amériques ou l’Asie n’a jusqu’à présent réussi et ne peut prétendre établir un gouvernement continental, former un seul et unique État, forger une seule et même nation». Dont acte!
DES ÉTATS GÉNÉRAUX?
Et si, en cette année du soixantenaire des indépendances de nombre de pays du continent, on convoquait des états généraux pour redéfinir les vraies priorités de l’Afrique dans un monde globalisé qui noie notre «être essentiel» dans des stéréotypes politiques et économiques qui se trouvent à mille lieues de nos réalités sociales et sociologiques? En effet, constate si justement feu Joseph Ki-Zerbo dans son ouvrage «A quand l’Afrique?», «par les objets manufacturés qui nous viennent des pays industrialisés du Nord, par ce qu’ils portent de charge culturelle, nous sommes forgés, moulés, formés et transformés».
Mieux, argumente le premier africain agrégé d’histoire, «nous sommes plongés dans le monde au niveau des télévisions, des radios, des ordinateurs, de l’internet. Nous ne sommes pas en mesure de nous déconnecter. Nous n’avons pas la liberté de nous libérer. Nous n’avons pas la liberté d’être non alignés. Aucun d’entre nous n’est véritablement indépendant de cette déferlante qui tombe des pays industrialisés et nous entrave par les chaînes de la production et de la consommation».
Rendons justice à Joseph Ki-Zerbo, nous ne sommes en effet pas en mesure de nous déconnecter de cette dévastatrice déferlante! Mais, tout en restant ouvert sur le monde, il nous faut, me semble-t-il, recréer une Afrique fondée sur nos principales valeurs culturelles et cultuelles, et construire une Afrique qui se nourrit de la sueur et du génie de ses fils et filles pour un développement autocentré et auto-entretenu. La Journée mondiale de l’Afrique n’en aura, à mon avis, que plus de sens…
© Serge Mathias Tomondji
Ouagadougou, 25 mai 2020