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CULTURE/LIVRE : Ethnicité, tribalisme et « mal congolais » en R.D. Congo de Crispin Madila

Un grand Africain, Nelson Mandela, prophète pour notre temps, dit : « Laisse tes rêves changer la réalité, mais ne laisse pas la réalité changer tes rêves ».  C’est à cet exercice que s’emploie Crispin Bakadisula Katumba Madila, auteur de cet ouvrage de 173 pages. Ethnicité, tribalisme et «mal congolais» comme mots clés du titre disent tout. Ils sont, ces mots, s’il faut reprendre Jacques Salomé, les mots du silence. « Les mots du silence, dit-il, sont des mots très rares qu’on ne trouve dans aucun livre, qui restent coincés dans la poitrine, qui se glissent parfois jusqu’à la gorge mais n’arrivent pas jusqu’à la bouche. Les mots du silence ne sont pas faits pour être entendus avec les oreilles. Les mots du silence se murmurent avec des gestes infimes et des mimiques immobiles, s’écoutent avec le cœur, se gardent au profond de soi, dans le discours des émotions… »[1].

En effet, qui ne pourrait pas reconnaitre que depuis des décennies, la R.D. Congo traverse une crise multiforme et métastasée qui se traduit par l’avalanche de fléaux décriés dans la première partie du livre constituée de trois chapitres (p. 9-86). Qu’ils s’appellent ethnicité ou tribalisme, ces fléaux sont un frein à la stabilité politique et à l’unité nationale. Mieux les comprendre, c’est rechercher, d’une part, les causes à leur origine, et,  d’autre part, proposer des voies pour leur éradication. Un exercice si difficile exige trois gymnastiques correspondant à trois chapitres. La première gymnastique brosse les grandes périodes de l’histoire moderne de la R.D.Congo depuis la découverte du Royaume Kongo par le Portugal au XVème siècle, en passant par l’Etat Indépendant du Congo de Léopold II et la colonisation belge, jusqu’à la période qui va de l’accession du pays à sa souveraineté nationale à nos jours.

Cette dernière période aujourd’hui vielle de 64 ans est la plus tumultueuse , car en elle, l’unité et la cohésion nationale sont continuellement confrontées à la mosaïque d’ethnies, de tribus et de langues à la base des conflits, des rébellions et des guerres civiles mettant en péril l’identité nationale comme base de l’édification d’une nation. Ce climat malsain qui s’installe dans la durée va faire déferler des maux consécutifs à l’ethnicité et au tribalisme que l’A. examine par une deuxième gymnastique de ses réflexions pour en appréhender la quiddité et   le mode opératoire. A cet effet, ethnicité et tribalisme viennent tous deux du lexème grec « ethnos » qui signifie ethnie ou tribu, i.e. un regroupement d’individus appartenant à un même groupe et ayant une même langue. Que ce soit sur le plan psychologique ou anthropologique, l’ethnie se caractérise par le sentiment d’appartenance à une même tribu ou un groupe social différent et étranger aux autres. Ce sentiment d’appartenance se nomme ethnicité ou tribalité. Là où le bât blesse, c’est quand l’ethnicité et la tribalité sont associées à des considérations politiques et sociales et peuvent produire des sentiments ethnocentristes et ethnocidaires apparaissant ainsi comme des facteurs négatifs qui empêchent les autres d’exister (p.25).

Voilà ce que l’A. porte en horreur et  n’hésite pas à condamner avec véhémence vu l’ampleur de dégâts que cela a causés au pays en politique, dans l’administration publique, dans les Eglises et les élections (p. 29-63). A ce propos, une allégation de l’A. même suffit pour dissiper toute ambivalence : « …il est utile de bien distinguer les concepts de « tribalisme » et  de « tribalité » pour en rectifier la compréhension dans nos esprits. La tribalité exprime l’attachement de l’individu aux valeurs culturelles de sa communauté ethnique ou tribale. En tant que telle, elle est une manifestation positive de l’appartenance à un groupe humain. En revanche, le tribalisme est une perversion de la tribalité : l’individu ne peut plus penser « nation », car le sentiment d’appartenance à un groupe ethnique et la solidarité tribale sont si exacerbés dans son esprit qu’il lui est difficile d’élargir sa vision, son horizon à toutes les composantes ethniques ou régionales qui constituent le pays » (p.28).

 Bruce Lee, sans être un grand penseur, disait : « Ne priez pas pour avoir une vie facile, mais priez pour avoir la force de supporter une vie difficile ». Appliqué à l’A., ce qui est dit l’aide à proposer des solutions après avoir dénoncé les maux d’ethnicité et de tribalisme. Et c’est la troisième gymnastique amorcée en termes de perspectives pour la construction de l’unité nationale (p. 64-84). Perspectives qui se résument en quatre étaux complémentaires : L’édification de l’Etat-Nation ; l’intégration et vivre-ensemble ; la pratique de « Ubuntu » pour une cohabitation fraternelle et interethnique et l’éducation civique engageante. Loin d’être des recettes magiques à claironner sur les toits des maisons, ces perspectives se veulent des rampes concrètes de redressement d’une nation à la dérive, un redressement qui appelle à suranner la cacophonie d’une multitude d’ethnies et de tribus en exaltant le vivre-ensemble, l’éducation à la citoyenneté et la promotion d’une «  démocratie positive et inventive », celle qui cherche, dit Kä Mana , à semer dans notre sol psychique et dans nos imaginations créatrices une vision de l’identité ethnique et de ses enjeux pour une unité nationale pluriculturelle et multiethnique(p. 86).

Après cette analyse critique et même métacritique de la situation de la R.D. Congo depuis l’indépendance jusqu’à nos jours, l’A. trouve un partenaire privilégié de la scène socio-politique congolaise, l’Eglise catholique pour savoir plus de la perception de la débâcle congolaise. C’est la seconde partie de l’ouvrage (p.160). L’Eglise a un autre concept, plus suggestif pour exprimer cette débâcle et proposer des « remèdes et stratégies » pour sa jugulation.  Ce concept, c’est celui de mal congolais.

La rhétorique de l’Eglise sur le mal congolais est explosive, foisonnante, profonde et heureuse. Ce mal se traduit par une crise politique et institutionnelle à répétition (p.90-91) ; par la violation des droits fondamentaux de l’homme sous différents régimes(p.92-93) ; par l’idéologie ethnocentrique aujourd’hui à la base du népotisme, du tribalisme et de l’ethnocentrisme créant des solidarités négatives , i.e. celles qui prennent origine dans la cristallisation de l’ethnie(p.95-104) ; par les interventions étrangères partisanes et le détournement des capitaux(p.104-109) ; par la crise économique et sociale qui se traduit par la gabegie, le détournement des fonds publics, la fuite des capitaux à travers les entreprises minières étrangères, l’enrichissement fabuleux de la classe politique et le maintien de la population dans une paupérisation rétrograde (p.109-116) ;  par la crise du système éducatif à travers un enseignement inadapté aux besoins réels fondamentaux du milieu(p.116-119) ; par les réformes mal à point dans l’Enseignement Supérieur et Universitaire (p.119-133) ; par la crise du système de santé et  de la sécurité sociale entretenue par le budget maigre alloué à la santé, à l’urbanisme, à l’habitat et à l’environnement(p.133-140).

Cette autopsie de l‘Eglise sur le mal congolais à travers ses différents aspects la pousse à voir dans ce mal un mal moral individuel et un mal social. Un mal moral individuel dû au primat du « Je » sur le « Nous communautaire » ; un mal social dû au primat du « Nous » communautaire sur le « Je » qui promeut des structures de péché, comme dit Jean Paul II, i.e. des cadres globaux liés à «  des choix individuels et collectifs précis , à certains comportements collectifs des groupes sociaux plus ou moins étendus et au péché personnel qui dans des conduites pratiques, nous poussent à créer un style de civilisation déconnecté du sens de l’humain »(p.143).   

Face à ce mal congolais, l’Eglise s’est mise à en scruter les causes sur les plans endogène et exogène. Endogène à travers le cœur de l’homme vicié par le péché qui le rend hostile au bonheur de l’homme ; exogène à travers des facteurs externes qui minent les assises de l’autonomie et les conditions pour un réel développement endogène des Etats pauvres. Parmi ces facteurs, prédominent la coopération internationale et l’ordre économique mondial (p.146).

 A la recherche de ces causes dans leur complexité s’oppose l’autre recherche, celle des remèdes et stratégies pour le redressement moral de l’homme congolais. D’abord, par la formation intégrale du laïcat pour l’action ; un laïcat responsable, engagé à transformer chrétiennement l’ordre temporel par des valeurs qui font la dignité de la personne humaine (p. 147-148) ; ensuite, par des messages de l’épiscopat au peuple, des messages qui invitent ce peuple à l’action, au développement, au travail, à l’éducation civique pour la consolidation de la culture démocratique.

Un mot final à ce compte rendu, c’est de féliciter l’A. pour son courage, comme théologien, de « dire des choses contestables pourvu que des questions vitales soient soulevées ». De notre avis, son livre, d’une lecture aisée, interpelle chacun de nous sur ses responsabilités dans la débâcle congolaise et son action concrète dans la lutte pour l’avènement d’un monde meilleur.

Par Ernest Bula Kalekangudu, Philosophe

Ethnicité, tribalisme et « mal congolais » en R.D. Congo, éd. Generis Publishing, Moldavie, 2021, 173 p.

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