La chaîne des grands événements annonça la nouvelle en exclusivité. Le président de la République avait fait venir des confins du Bénin le chef féticheur des Boulba, connu sous le nom de Boulgou Kouana. Le vieil homme n'avait traversé auparavant les montagnes de Tanguiéta qu’une seule fois dans sa vie. Il était venu, à l’occasion de la première visite qu’effectuait le Saint-Père au pays du vaudou.
À l’époque où le régime dictatorial du Parti de la révolution populaire du Bénin prônait le changement, la lutte contre l’obscurantisme, la sorcellerie, les pratiques rétrogrades, la féodalité et cætera, le chef traditionnel des Boulba arguait toujours que « Les excréments du bœuf ne s’étaient jamais transformés en bœuf, que l’on sache » Et pour lui, aucune révolution fut-elle édictée pour la liberté du peuple, ne pouvait changer l’ordre établi du monde de l’invisible.
Boulgou Kouana était grand de taille, sec et noueux comme un pied de vigne. Ses petits yeux vifs jetaient sur le monde un regard à la fois empreint d’une inébranlable volonté et d’une douceur infinie. Habillé toujours très modestement de la tenue traditionnelle Boulba, sa seule fantaisie vestimentaire s’arrêtait à un chapeau de cuir qui ne quittait jamais sa tête. Boulgou Kouana n’en était pas un homme austère pour autant et la calebasse pendue à sa taille, où qu’il aille, prouvait qu’il aimait les plaisirs de la vie et, en particulier, le tchoukoutou… D’un âge très avancé, il chérissait les enfants qui étaient du reste nombreux à le suivre au crépuscule, chaque fois qu’il se déplaçait de sa maison de Yarka pour venir s’encanailler gentiment dans les bars de quartier.
Mis à part des occasions extraordinaires Boulgou Kouana était un personnage ordinaire, si humble et si chaleureux que s’était établi entre les enfants de Tanguiéta et lui une espèce de pacte jamais rompu. L’alliance qui les liait était basée sur l’éducation traditionnelle. Il aimait à leur apprendre des jeux, des chants et toute une multitude d’activités dont la pratique était séculaire non seulement auprès des Boulba mais aussi des autres peuples. Il arrivait parfois qu’au cours de ses randonnées au centre de la ville, il les rassemblât en un point et leur fasse faire une compétition de tir à l’arc, de lutte traditionnelle, leur insuffle l’art des danses traditionnelles, ou tout simplement leur raconte des contes, des histoires et des proverbes. La seule condition qu’il imposait aux enfants qui voulait le suivre était de traverser le cimetière militaire français pour se rendre chez lui : il leur inculquait ainsi le courage.
La maison du dernier des Boulgou Kouana était située bien à l’écart de Tanguiéta, dans une zone pratiquement déserte depuis longtemps. Les Boulba avaient, semble-t-il, délibérément choisi cet endroit isolé, non loin où étaient établis autrefois les bureaux et la résidence du Commandant de subdivision, sous la colonisation. De part et d’autre de la route qui y menait se trouvait un grand cimetière, où, soigneusement alignées, des pierres tombales portaient les noms, date de naissance et de décès de leurs locataires. Ces inscriptions indiquaient qu’il n’y avait pas seulement des Dahoméens ainsi que l’on appelait les Béninois à l’époque, mais également des Burkinabé, Voltaïques, Maliens, Ivoiriens, Nigériens, des Sénégalais… et des colonisateurs ; leurs dernières demeures établies dans un espace éloigné du reste des défunts, comme si, même dans la mort, ils pensaient être encore supérieurs ! De jour comme de nuit, on prétendait les lieux hantés par les esprits de certains de ces anciens tués aux combats lors de la guerre de résistance des Natemba et des peuples de l’Atacora contre la conquête coloniale française. La forêt de tecks qui jouxtait une partie du cimetière en rajoutait aux récits de fantômes qui l’habitaient. Boulgou Kouana, lui, n’en avait cure. Il était le voisin immédiat des morts et des fantômes, ce qui donnait plus de crédit encore à sa réputation de faiseur de pluie et lui attribuait une dimension hautement mystique.
Le Père Joseph l’avait connu dès les premières années de son arrivée au diocèse de Tanguiéta. De mémoire d’homme, Tanguiéta connaissait alors la plus longue saison sèche de son histoire. Jamais au pied de la chaîne des montagnes de l’Atacora, les populations de toutes les localités environnantes n’avaient vécu pareille canicule. Tout comme leurs voisins Gourmantché, Boulba, Berba, Waaba, Bèbèribè, Bétammaribè, les Natemba étaient consternés par cette mauvaise fortune climatique qui perdurait et contrariait les prévisions les plus pessimistes. Juillet était revenu. En temps normal, la saison des pluies reprenait ses droits dans tout l’Atacora : les rivières grondaient de leurs eaux gonflées et allaient remplir les ravins et rigoles qui se jetteraient dans les affluents de la Pendjari ; La végétation aux couleurs d’une palette de Véronèse resplendissaient ; les herbes et les plantes dégageaient leurs parfums capiteux ; les champs indiquaient la tendance de la moisson à venir et les paysans prenaient les précautions utiles au fur et à mesure que la saison avançait.
A suivre…
Par Marcus Boni Teiga
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