Chaque année, entre septembre et octobre, les grands prêtres vont sur le lac chercher la pierre sacrée dont l’interprétation de la couleur par l’oracle prédira si l’année sera bonne ou pas. Marcus Boni Teiga a fait une plongée dans l’univers des cultes animistes traditionnels au Togo en 2007. Voici son reportage à Anecho, à l’occasion des traditionnelles célébrations de l’année nouvelle.
Le premier contact avec le Togo, quand on vient du Bénin, se fait dans la ville frontalière d’Aného – ou Anecho, selon que l’on écrit à la française ou à l’allemande. J’aime le charme discret de cette ville animée qui fut la deuxième capitale du pays au temps de la colonisation allemande, à partir de 1887. Son activité ne faiblit que le dimanche, quand le trafic ralentit ou quand nombre de ses habitants se rendent au culte, qu’ils soient chrétiens ou adeptes du vaudou. Les autres jours, les rues grouillent de monde : des gens qui voyagent, qui vendent à la sauvette des produits manufacturés ou des denrées alimentaires, ou encore des gens qui cherchent à gagner leur pitance quotidienne à l’aide de petits boulots – portefaix, démarcheurs, guides, etc. Les gros camions qui parcourent la route internationale Cotonou-Lomé, le long de la côte, et qui attendent de pouvoir franchir la frontière fournissent leur lot de clients en mal de détente à une multitude de débits de boissons et de petits restaurants – communément appelés les “maquis”. C’est surtout le cas autour de la gare routière de Yessouvito, où se mêlent flots de musique et concerts de klaxons “tympanisants” (expression béninoise pour parler d’un bruit assourdissant), émis les uns par les bars environnants, les autres par des cohortes de taxis.
Plutôt que de m’attarder dans ces lieux encombrés, je mets le cap sur Glidji. A l’embranchement situé à l’entrée du village, le chauffeur de mon taxi vire à gauche pour prendre la direction de Togoville. Là s’arrête la voie asphaltée. La route de latérite qui lui succède serpente à travers les bas-fonds humides et verdoyants qui caractérisent cette zone. Au passage, le voyageur découvre une végétation de hautes herbes, de baobabs rabougris et de cocotiers. La route, longue d’une quarantaine de kilomètres, est surtout empruntée par des moto-taxis, devenus le moyen de locomotion de prédilection des populations. N’importe quel véhicule peut rouler sur cette voie, mais à condition que le conducteur ait les yeux rivés sur les nids de poule plutôt que sur la plaine verdoyante en saison des pluies.
En traversant les villages situés au bord de la route, un constat me saute aux yeux : on y voit des tombes soigneusement rangées et entretenues. Un usage caractéristique de l’aire culturelle Guin-Mina-Ewé, qui va du Ghana jusqu’au Bénin (Ndlr: Voire jusqu’au Nigeria en l’état actuel des connaissances historiques). Et où le vaudou a droit de cité, comme en témoignent les autels que nous rencontrons ici et là. Nous tombons ensuite sur une voie de chemin de fer. “Ces rails partent de Hahotoé pour Kpémé”, m’explique mon chauffeur, Akpe Moévi. La principale mine de phosphate du Togo se trouve en effet à Hahotoé, et il a fallu construire un chemin de fer pour transporter le minerai jusqu’au wharf de Kpémé pour l’expédier à l’étranger. Dès que nous traversons les rails, j’aperçois quelques maisons cachées par des arbres : c’est Togoville.
A mesure que nous avançons, la ville se laisse découvrir progressivement, sans bruit. Des cases rectangulaires avec des toits de tôle rouillée se succèdent, adossées les unes aux autres le long de la voie. Nous passons devant l’hôtel Nachtigal, parcourons quelques ruelles et revenons garer la voiture en face de la cathédrale du sanctuaire marial Notre-Dame du Lac Togo qui surplombe le lac, avec à la clef une merveilleuse vue panoramique sur Agbodrafo, baptisé Porto Seguro par les navigateurs portugais qui se livrèrent jadis en ces lieux au trafic des esclaves. Je ne résiste pas à la tentation de descendre les escaliers jusqu’à la rive de ce lac qui a donné son nom au pays. Juste le temps de faire un brin de causette avec les rares Togovillois qui arpentent la plage et quelques jeunes piroguiers qui attendent d’éventuels clients. Qu’il fait beau au bord du lac Togo ! “Nous, tous les jours, nous venons à la plage. Dès que nous nous ennuyons un peu chez nous, nous sortons pour venir savourer l’air pur du bord de lac en devisant sur notre avenir ou nos réalités quotidiennes. C’est notre manière de chasser l’oisiveté et de tuer le temps”, raconte Tèko, un jeune “déscolarisé”.
De la berge, la forêt dense des cocoteraies et la forêt sacrée, en arc de cercle du côté d’Agbodrafo – où se trouve niché l’hôtel Le Lac – composent une belle carte postale. Des pirogues glissent sur l’eau du lac à l’instar d’un archet sur un violon. La ville est en fait une bourgade noyée dans la végétation des grands arbres et des champs de maïs. Elle m’apparaît comme la sœur jumelle de la ville de Ouidah, au Bénin. En deux heures, il est possible d’en faire le tour. Pour le visiteur que je suis, une énigme reste à résoudre – la raison qui avait incité les Allemands à signer un traité de protectorat avec un envoyé du roi Mlapa de Togoville. Pour la petite histoire, c’est le diplomate Gustav Nachtigal qui signa ce traité qui accordait des droits commerciaux exclusifs aux Allemands et qui aboutit à la création du Togoland. C’est ainsi que le nom du petit village de Togo devint celui de toute la région et que le village fut rebaptisé Togoville.
Togoville ressemble étrangement à un musée dont il faudrait dépoussiérer toutes les pièces. Une bourgade morne, tranquille en dépit de l’existence de quelques débits de boissons. C’est un endroit où il fait bon se retirer pour se reposer, écrire ou méditer. Exactement comme à Glidji, où j’ai pris mes habitudes depuis quelques années déjà. Le visiteur peut découvrir à Togoville la maison du descendant du roi Mlapa et voir la tombe de ce dernier ainsi que des vestiges du passé. A côté de l’église, il y a un monument consacré aux événements de 1884, qui ont marqué la signature du traité de protectorat. Tout près du monument, il y a La Mouette, un petit canon qui a appartenu, aux dires des gens, au bateau de Nachtigal. A Togoville, c’est comme si l’horloge de l’Histoire s’était arrêtée à une époque révolue. La vie continue telle qu’elle était il y a cent ans. Et vous pouvez admirer la belle église allemande, construite en 1910. Elle est ornée des portraits de saints africains ainsi que d’une statue de Notre-Dame du Lac Togo, la sainte patronne du village.
Mais Togoville est aussi réputé aussi comme un haut lieu de pratiques animistes. Les adeptes viennent de tout le sud du Togo pour étudier et pratiquer leur religion vaudoue. En témoignent les nombreux autels et autres sculptures en bois ou statuettes en terre que l’on rencontre devant plusieurs habitations. La fête traditionnelle du Yèkè-Yèkè, qui marque le début de chaque nouvelle année, offre aux natifs de Togoville l’occasion de rompre avec la tranquillité et la monotonie de leur existence. La petite ville s’anime avec le retour de ses filles et fils de la diaspora qui se livrent à de trépidantes manifestations.
Dans l’aire Guin-Mina-Ewé, les hommes célèbrent le nouvel an depuis la nuit des temps – une pratique qui a longtemps été courante dans maintes cultures africaines. Chaque année, entre septembre et octobre, les grands prêtres vont sur le lac chercher la pierre sacrée dont l’interprétation de la couleur par l’oracle prédira si l’année sera bonne ou pas. S’ensuivent une série de rituels de conjuration des mauvais sorts et des manifestations de réjouissances. Aujourd’hui, la pratique du Yèkè-Yèkè dépasse le seul cadre de l’aire Guin-Mina-Ewé et s’étend à d’autres peuples voisins et amis. La cérémonie de la pierre sacrée et les transes qui l’accompagnent rattachent les vivants au monde invisible. On mange, on boit et on danse pour remercier Dieu, les mânes des ancêtres et les divinités pour l’année qui s’est achevée mais aussi pour celle qui commence. Selon les usages, les bouteilles de boisson destinées à accompagner les offrandes aux mânes des ancêtres sont exposées dans la chambre des esprits Yohomè. Des volailles, des moutons sont immolés par le grand prêtre – ou la grande prêtresse – responsable des cérémonies dans chaque famille, en commençant par la famille royale et celle des dignitaires et autres privilégiés de la communauté. L’officiant présente chaque offrande aux mânes des ancêtres matérialisés par un vaudou [une motte de terre qui représente l’interaction entre les ancêtres et Dieu] à l’intérieur de la chambre des esprits. On verse de l’eau par terre pour implorer la clémence des mânes des ancêtres afin qu’ils facilitent l’année à leurs descendants ici-bas. L’officiant boit l’eau, suivi par les autres membres de la communauté qui le font à tour de rôle. S’ensuit le même rituel avec des boissons alcoolisées destinées aux mânes des ancêtres : le but est de détruire tous les ennemis de leurs descendants sur terre et de les préserver du mal. Des boissons sucrées non alcoolisées sont ensuite offertes pour demander aux mânes des ancêtres de répandre sur leurs descendants les douceurs, les bonnes choses de l’existence : santé, argent, bonheur.
On prélève enfin sur les bêtes immolées les parts destinées aux mânes des ancêtres. Ce n’est qu’après ces cérémonies que tous les membres de la communauté peuvent commencer à festoyer. On se régale et on se livre aux chants, aux danses et aux autres réjouissances populaires.
Hormis les festivités du Yèkè-Yèkè, le seul autre événement qui vient troubler la quiétude de Togoville demeure la commémoration de l’anniversaire de la cathédrale du sanctuaire marial Notre-Dame du Lac Togo qui se déroule le 4 novembre. “Des gens viennent d’un peu partout dans le monde pour participer à cette célébration. Surtout des Européens et les enfants de Togoville installés à l’étranger”, raconte un jeune qui en parle comme d’une grande fête chrétienne qui succède à la grande fête de Yèkè-Yèkè. Un autre de reprendre, non sans fierté : “Même le pape Jean-Paul II est venu visiter Togoville. C’était dans les années 1980. Si vous saviez combien nous étions tous heureux de l’accueillir, que nous soyons chrétiens ou adeptes du culte vaudou – vous comprendriez mieux pourquoi nous vivons ici en bonne intelligence, toutes religions confondues.”
Par Marcus Boni Teiga