Edgard Gnansounou est un des rares professeurs africains en modélisation et planification des systèmes énergétiques à l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne, en Suisse. Il dirige une Unité de recherche en bioénergie et planification énergétique. Mais il s’intéresse aussi à la réflexion prospective et stratégique sur l’évolution économique et politique des pays africains. C’est à ce titre qu’il a crée en 1994, l’Association ICAD (Imaginer et construire l’Afrique de demain). Auteur de deux ouvrages sur l’Afrique, son tout dernier livre : En finir avec le franc des colonies françaises d’Afrique, publié aux éditions l’Harmattan. Dans cette interview, l’auteur explique ce qui l’a amené à écrire ce livre et ce qu’il propose aux pays africains.
Afrique Destinations : Vous avez lancé votre deuxième livre dont le titre est: « En finir avec le franc des colonies françaises d’Afrique ». Qu’est-ce qui vous a amené à écrire ce livre ?
Edgard Gnansounou : C’est tout simple. Aujourd’hui il faut reconnaitre que la stratégie sur laquelle repose les pays utilisant le franc CFA est basée essentiellement sur l’importation qui est d’ailleurs facilitée par le franc CFA. Or pour espérer se développer, il faudra aller vers une stratégie où on produit de plus en plus de richesses pour satisfaire le marché intérieur, pour exporter. Et il faut reconnaitre que pour réussir cela, on ne saurait compter sur le franc CFA qui n’est pas du tout favorable. Je préconise alors une fédéralisation de façon, à avoir des espaces économiques avec une taille critique pour pouvoir promouvoir une industrialisation. En relation avec cela, je propose un changement de l’organisation monétaire dans la sous-région Ouest africaine avec deux nouvelles fédérations qui utilisent de nouvelles monnaies et puis le Nigeria avec lequel dans une seconde étape on créerait la monnaie unique.
Qu’est-ce que vous proposez concrètement ?
Je propose la formation de deux nouvelles fédérations qui, avec celle du Nigeria pourront lancer la création d’une communauté économique rénovée et transformée en confédération. Il y aura la fédération du Golfe de Guinée qui regroupera le Bénin, le Togo, le Ghana, la Cote d’Ivoire, la Guinée, la Guinée-Bissau, le Liberia, et la Sierra Leone. Ensuite la fédération du Sahel qui sera composée du Niger, du Burkina Faso, du Sénégal, de la Gambie, du Cap-Vert et du Mali. Une nouvelle devise, l’Eco sera utilisée dans un premier temps par ces deux fédérations et dans un second temps, cette monnaie fusionnera avec le Naira, la monnaie du Nigeria qui devra se renforcer et cela créera donc la monnaie unique de l’Afrique de l’Ouest.
Est-ce que vous pensez qu’il sera aussi aisé d’intégrer le Nigeria pour cette monnaie unique ?
La proposition pour avoir une monnaie unique est venue du président Olusegun Obasanjo en 1999, qui disait que du moment où plusieurs pays Ouest africains sont déjà dans l’Union économique et monétaire ouest africaine (UEMOA), le Nigeria fera l’effort pour converger vers une situation macroéconomique qui crée une certaine stabilité et permette de former avec l’UEMOA une zone unique. Cette proposition peine à se concrétiser. J’ai analysé dans cet ouvrage les raisons pour lesquelles on a reporté trois fois déjà l’échéance et c’est cette analyse qui me pousse à dire que le Nigeria est difficile à être géré dans ce processus de transition, de changement et il est mieux pour le Nigeria et pour l’ensemble de l’Afrique de l’Ouest de ne pas laisser le Nigeria en vase clos. Car il faut le rappeler ce pays représente 53% de la population de la sous-région, et 64% du Pib de l’espace Ouest africain.
Donc, de toutes les façons, le Nigeria a un impact important dans tout ce qui peut être fait. Simplement, je propose un processus à deux étages: le premier étage est la création de ces deux fédérations de façon à avoir des regroupements, et avec le Nigeria lancer une dynamique plus forte au niveau de la Communauté économique des Etats d’Afrique de l’ouest (Cedeao) qui serait transformée en confédération. Donc, le Nigeria intervient à la deuxième étape. Il y aura alors deux monnaies transitoires, le Naira du Nigeria et une autre monnaie qui sera l’Eco et qui va être la future monnaie. Les deux nouvelles fédérations vont utiliser l’Eco qui est le nom que la CEDEAO a déjà donné à la future monnaie unique. De ce fait, si on arrive à maitriser le coût et que le Nigeria fait l’effort de s’ajuster aux autres pays on pourra créer une nouvelle Eco qui va réunir aussi le Nigeria.
Pour vous, le CFA est alors un instrument d’assujettissement ?
Je ne veux pas insister sur cette dimension de la question. Il suffit de voir que si on veut changer de stratégie économique, on ne peut pas continuer avec le CFA. C’est le point fondamental chez moi. C’est que le CFA est favorable à une situation où on importe d’avantage qu’à une situation où on est exportateur net, sauf si le produit qu’on exporte est un produit qui n’est pas soumis à la compétition.
S’il y a d’autres personnes qui peuvent fournir ces produits, s’ils le vendent au même prix, s’ils ont une devise qui est plus faible que la devise que nous avons, ils seront plus compétitifs que nous. Si nous voulons exporter des produits sur des marchés compétitifs, rééquilibrer nos balances commerciales; il faut qu’on change la monnaie que nous utilisons qui est arrimée à l’Euro avec un taux de change fixe. Il faut que nous maitrisions d’avantage notre espace stratégique. On ne peut pas continuer par faire du CFA une préoccupation des pays francophones. Car nos populations se déplacent, vont s’approvisionner dans des pays anglophones et autres. Il vaut mieux penser à un regroupement.
Je crois que ces fédérations seront à même de supporter cette monnaie qu’est l’Eco, afin d’avoir suffisamment de devises pour que la monnaie puisse être une monnaie crédible au niveau international. C’est dans ce sens qu’il faut réfléchir et non dans un nationalisme étriqué où chaque pays veut avoir sa monnaie, au nom d’une certaine de souveraineté. Je suis pour le regroupement des pays ; pour des réflexions qui permettent de faire en sorte qu’on arrive à créer une masse critique au niveau du marché intérieur ; que ce marché puisse porter une industrialisation pour produire des biens manufacturés, satisfaire les besoins intérieurs et pour l’exportation.
La monnaie sera ensuite utilisée comme instrument de cette vision de développement économique. L’initiative de la rupture d’avec la situation actuelle doit venir d’où ?
Pour moi, il ne faut même pas parler de rupture mais de changement qui doit venir de la population. Cela doit venir d’en bas, car les dirigeants politiques ont d’autres priorités. Ils doivent soit tout faire pour se maintenir au pouvoir tout en respectant la légalité, ou tout faire pour que survienne l’alternance. Et le jeu politique se fait à ce niveau.
Est-ce que les Africains ont une marge de manœuvre ?
A mon sens, les principaux responsables de ce qui se passe actuellement dans nos pays: ce sont les Africains. Parce que nous n’avons pas pris la mesure des enjeux les plus importants; su définir de façon claire nos objectifs stratégiques; développé jusqu’à présent l’intelligence nécessaire pour atteindre ou au moins tendre vers la réalisation de ces objectifs. Nous sommes tous responsables de l’avenir de nos pays et je pense qu’il est important de coopérer de façon à réfléchir sur les questions de développement qu’à perdre son temps pour des batailles de positionnement politique personnel qui font malheureusement les choux gras de la presse.
Propos recueillis par Euloge Aïdasso