Le professeur René AHOUANSOU a toujours vu le Dahomey-Bénin en grand. Un combattant intrépide s’en est allé. Il a été de tous les arbitrages, à la défense des causes nobles. Il avait le verbe haut et le geste généreux. Le plaidoyer le plus récent qu’il a fait en direction de notre système éducatif a été, à l’occasion des 50 ans de l’Université du Dahomey, en faveur d’une université de grande envergure qui saura être à la hauteur des grands enjeux du 21ème siècle. Il s’en est allé le mardi 31 mai 2022, plutôt furieux que nous n’ayons pas été capables dans ce pays jadis qualifié de quartier latin de l’Afrique de nous organiser à peu près convenablement. René AHOUANSOU s’en est certainement allé, furieux que nous n’ayons pu nous organiser que de façon aussi médiocre depuis plus de 62 ans et après avoir connu tant d’expériences y compris opéré des changements de nom à défaut de venir à bout de tous nos problèmes mais après avoir tout de même traversé tant de tempêtes plus qu’honorablement.
Ce pays qui est nôtre avait pourtant tout et était suffisamment bien parti (et suffisamment bien reparti depuis le sursaut héroïque de la nation depuis sa conférence nationale de 1990) pour ne pas se retrouver dans la situation que nous commençons à déplorer à nouveau. Chacun de nous, au-delà des slogans faciles, doit, en tout cas, méditer sur cette situation et se dire qu’il y a encore beaucoup plus de tâches à accomplir qu’il n’y en a eu de mal exécutées ces six dernières décennies. Notre survie en tant que peuple qui a décidé depuis plus d’un demi-siècle de vivre ensemble et entre nous, quels que soient les autres facteurs objectifs et subjectifs, est à ce prix.
Nous sommes partis du Dahomey au Bénin sans raison véritablement convaincante, sur un coup de tête, un peu par erreur et par confusion, alors que la solution à nos problèmes était ailleurs. Mais il est entendu que tous les pays ont le droit de porter le nom qui leur plaît, dès lors qu’il est reconnu dans le droit international positif, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, y compris le droit de se mal gérer ou même de se suicider si l’envie leur prend collectivement. Mais un mot vaudra toujours ce qu’il vaudra, c’est-à-dire pas grand-chose en fin de compte, si l’on ne nous dit pas ce qu’on en fait. Qu’en avons-nous fait et avons-nous compris que nos MAUX ne viennent pas des MOTS ?
J’ai choisi ce registre d’exigence et de recherche de l’excellence dans mon bref hommage à mon ami René AHOUANSOU parce qu’il a toujours été lui-même un homme exigeant, exigeant vis-à-vis de lui-même et des autres.
Je commence par scruter le thème de sa thèse de doctorat. Cette thèse de doctorat d’état ès- lettres (le doctorat de 3ème cycle qu’il n’a pas fait n’a jamais été obligatoire en France jusqu’à sa suppression) qui porte sur le paradoxe darwino-marxiste de Jack London, qu’il soutient brillamment en 1987 sous la direction de Jean Roubérol exprime déjà ce goût pour le détail significatif. L’auteur y développe que Jack London tient deux discours contradictoires, l’un socialiste et l’autre darwiniste évolutionniste, venant d’un Darwin tout tourneboulé par les arguments horriblement racistes d’un Fleeming Jenkin et ses contemporains qui étaient dans l’air du temps de l’époque. Charles Darwin qui était à deux doigts de découvrir les lois de l’hérédité attribuées à Gregor Mendel, croyait comme Jenkin qu’il était impossible à un nouveau type génétique qu’on appelle aujourd’hui « mutant » d’être favorisé à long terme par la sélection naturelle car il aurait été englouti. Aussi bénéfique qu'il ait pu être au départ, au fil des générations, il aurait été dilué.ii Le naturaliste, auteur de L’Origine des Espèces, publié le 24 novembre 1859, soutient dans sa que toutes les espèces vivantes sont en perpétuelle transformation et subissent au fil du temps et des générations des modifications morphologiques comme génétique. Son argument de la survie des plus adaptés (survival of the fittest) l’a emmené à passer à côté de ce qu’on appelle aujourd’hui le gène. et il est dommage qu'il n'ait pas vécu assez longtemps pour comprendre son erreur. Jenkin et Darwin, et tous leurs contemporains, estimaient à tort que l'hérédité était un « mélange » et que les enfants étaient comme la pâte homogène de la mère et du père : un résultat intermédiaire, comme en peinture. Si vous mélangez de la peinture noire avec de la peinture blanche, vous obtenez du gris, et aucun mélange de gris avec du gris ne peut reconstituer le noir ou le blanc d'origine. Par conséquent, selon cet argument fallacieux, la sélection ne pouvait favoriser une nouvelle mutation au point de la rendre dominante dans une population. Elle allait toujours se diluer au fil des générations. Si Darwin avait vécu assez longtemps ou avait été suffisamment compétent en allemand pour accéder aux travaux de Mendel, nous n’aurions pas attendu le 20ème siècle pour voir arriver le néo-darwinisme qui aurait été simplement du « darwinisme » grâce à la nature binaire du sexe. Les caractères génétiques des parents, qu’ils soient récessifs ou dominants, sont transmis aux enfants, mais ne se mélangent jamais (mention spéciale est faite des mitochondries qui sont transmises uniquement par la mère aux enfants, filles ou garçons)
Par contre, ce qui a pu faire apparaître Jack London comme auteur ambivalent aux yeux du chercheur René AHOUANSOU et d’autres, c’est qu’il est le romancier des situations d’affrontement, du combat entre deux forces, entre l’homme et la nature, l’homme et l’homme, l’homme et l’animal, l’animal et l’animal, l’homme se battant contre lui-même. À chaque fois, il installe dans ses récits une situation de confrontation qui monte vers un point de paroxysme. Cette dialectique est aussi le reflet d’une réflexion sur la lutte des classes, moins connue et qui traverse pourtant une majeure partie de l’œuvre du romancier.
Connu pour sa rigueur et son franc-parler, René AHOUANSOU n’hésitait pas à donner de la voix pour exposer son opinion sur des sujets d’intérêt public. Il a été l’un de nos deux députés élus sur une liste de six pour représenter l’Université Nationale du Bénin à l’Assemblée Nationale Révolutionnaire, dans un système de « démocratie au tiers » que nous récusions mais que nous avons dû accompagner pour changer de cap. En réalité, René AHOUANSOU était le premier sur la liste des six que nous avons retenus ce jour dans le Grand Amphithéâtre de la FASPEP et Maître Robert DOSSOU, doyen de cette faculté, était le sixième. Le pouvoir du PRPB a choisi les deux qu’il voulait en veillant tout de même à ne pas omettre le premier de la classe, certainement pour ne pas trop heurter l’opinion
La suite des événements est connue. René AHOUANSOU et Robert DOSSOU n’ont pas cessé de mettre la pression sur le président Mathieu KEREKOU qui a fini par céder aux coups de boutoir conjugués des forces vives, parmi lesquels ceux décisifs du Parti communiste du Bénin. Le président Mathieu KEREKOU a fini par nommer René AHOUANSOU à la tête d’une commission de vérification des biens, Maître Robert DOSSOU étant entré dans le gouvernement de transition, au portefeuille du Plan et placé à la tête du Comité préparatoire de la Conférence des forces vives de la Nation. La commission AHOUANSOU s’est jetée à l’eau, dans un marigot infesté de crocodiles qui ne font de cadeau à personne. Elle n’avait d’autres moyens que sa détermination et quand on voyait René AHOUANSOU encadré par deux gardes du corps, on avait l’impression qu’il était beaucoup plus l’otage d’un système qu’un grand cerbère, un vérificateur de biens mal acquis et prêt à faire rendre gorge. La commission AMOUSSOU-KPAKPA qui a pris la suite de la commission AHOUANSOU et beaucoup d’autres initiatives jusqu’à ce jour n’ont jamais réussi à mieux faire et toutes nos gesticulations ne nous ont pas empêchés de nous enfoncer chaque jour davantage dans le gouffre de l’indignité.
La dernière contribution de qualité à la construction nationale après avoir servi son pays au niveau de la commission nationale pour l’UNESCO concerne la célébration en 2020 des 50 ans de l’Université du Dahomey où il nous a été donné de revisiter le système d’enseignement colonial que nous avons reçu en héritage, de faire le point du parcours effectué, de faire une pause pour une évaluation-bilan et de nous projeter dans les 50 prochaines années. Nous avons voulu nous engager dans un tournant majeur pour plus de succès pour une université de grande envergure qui serait véritablement à la hauteur des enjeux des grandes universités du 21ème siècle. A cette occasion, le professeur Olabiyi Babalola YAÏ, ancien délégué permanent du Bénin auprès de l’UNESCO et ancien président du Conseil exécutif de l’UNESCO, qui était activement impliqué avec nous dans les préparatifs du cinquantenaire et qui souhaitait l’implication de l’UNESCO et d’autres institutions multilatérales nous quittait brutalement. René AHOUANSOU avait eu cette réflexion « comme nos rangs commencent à être sérieusement clairsemés, les survivants qui prennent le flambeau doivent à tout prix pérenniser les combats pour arriver à des victoires irréversibles. Puisque l’histoire de nos grands hommes et de nos grandes femmes ne nous est pas enseignée dans les écoles, il importe que nous célébrions plus souvent nos héros de leur vivant ». L’idée d’organiser un hommage à Christiane Yandé DIOP (96 ans aujourd’hui), épouse d’Alioune DIOP, fondateur de la Revue devenue Maison d’édition Présence Africaine et qui en a pris la direction après le décès de son époux en 1980 fut agitée. Le 20 mars 2021 fort heureusement, un hommage international fut rendu à Amadou-Mahtar MBOW (101 ans aujourd’hui), ancien directeur général de l’UNESCO pendant 13 ans, de 1974 à 1987. Une immense célébration sons et lumières fut organisée pour son centenaire. Et c’est heureux, car pour une fois nous honorions un grand Africain de son vivant. Comme le disait Charles DJREKPO lors de sa conférence inaugurale au colloque international organisé en 2020 en hommage à Mgr Robert SASTRE, intellectuel de grande envergure, pasteur et homme de conviction pour les 20 ans de son décès, qu’il préférait de loin les hommages « à titre costume » aux hommages « à titre posthume » Malheureusement, depuis les célébrations de 2020, nombre d’organisateurs et d’initiateurs du Cinquantenaire de l’Université dahoméenne dans les rangs des universitaires ont été emportés pendant cette sinistre période de restrictions sanitaires dues à la pandémie du COVID 19. Mais la vraie tragédie plus que la mort c’est plutôt l’oubli des vivants. Bref, il nous revient à nous les survivants pendant quelque temps encore, de nous atteler à écrire notre véritable histoire nationale et continentale avec les femmes et les hommes qui l’auront façonnée, en lui donnant ses lettres de noblesse. Il nous revient donc de célébrer les femmes et les hommes qui portent les valeurs que nous souhaitons pour notre société et éviter à la jeune génération de n’avoir que des spectacles de contre-valeurs.
Pour que les intellectuels béninois ne soient pas accusés de ne développer que les caractères négatifs de leurs concitoyens, en usant de mensonges, d’intimidations, de désinformations, de corruptions et autres manœuvres déloyales, il convient de souligner avec gravité l’importance de l’éducation dans un pays qui se veut démocratique, discipliné et prospère. Nous avons le choix entre pervertir les « masses laborieuses » et les éclairer pour qu’elles puissent devenir effectivement LE PEUPLE SOUVERAIN, fondement légitime de tout pouvoir moderne, LE SOUVERAIN dont le pouvoir ne se limiterait pas au seul jour du scrutin électoral, d’ailleurs de plus en plus vidé de toute substance dans la mesure où l’important n’est plus de nos jours qui vote mais qui proclame.
Nous devons nous persuader que nous n’arriverons probablement jamais à faire de grandes choses avec des petites gens écrasées par la peur et la misère, avec des sous-hommes en quête du festin d’un jour et à qui nous ne prêtons pas la moindre conscience ou le moindre esprit critique. Ce sont pourtant des petites gens (du moins, nous les avons voulues telles), des sous-hommes et des nécessiteux que nous nous sommes complus à manipuler pendant les différentes campagnes dont nous nous gaussons souvent depuis le début de ce nouveau processus ‘démocratique’. Heureusement que nous ne sommes pas souvent suivis ou si peu, car l’immense majorité des Béninois est composée de gens sains d’esprit et dotés d’un sens moral élevé ! Ce sont eux qui, dans un sursaut de dignité, ont souvent empêché les « cadres », qui se croyaient tous des ‘intellectuels’, de poser des actes infamants pour notre pays et lourds de conséquences pour les générations futures.
Les dernières années que nous traversons et qui sont inexorablement en train de faire de notre pays « un état-paria », une espèce de « républiquette » de pacotille, risquent de nous rendre non seulement infréquentables mais dangereux pour nos voisins et pour une « communauté internationale » dont la vocation n’est malheureusement pas de défendre les faibles et les démunis. 62 ans après notre indépendance et 32 ans après le nouveau processus « démocratique », toutes les tares qui minent encore notre société et qui expliquent en parte notre état d’arriération se révèlent à nous de façon brutale et choquante, la longue parenthèse « révolutionnaire » n’ayant fait que mettre en veilleuse et dans certains cas amplifier lesdites tares. La nécessité d’associer l’ensemble de notre peuple à un grand projet de société est donc d’une brûlante actualité
Pour finir cet hommage qui commence à être un peu long, je voudrais citer un petit extrait de la lettre que l’Association des Amis de la Presse Libre a envoyé au président du Comité préparatoire de la Conférence nationale, Maître Robert DOSSOU, pour solliciter notre participation au moment où la guerre des quotas faisait rage. René AHOUANSOU assurait le secrétariat général de cette association alors que l’auteur de cette tribune assurait le secrétariat administratif. L’Association des Amis de la Presse Libre a été mise en place après la fermeture de La Gazette du Golfe, à l’époque le seul représentant de la presse privée, bien avant Tam-Tam Express de Denis HODONOU, La Récade de Thomas MEGNASSAN, Le Forum de la Semaine de Bruno SODEHOU et la fulgurante Opinion de Paulin HOUNTONDJI, brièvement devenu journaliste après la Conférence Nationale. Voici en substance les trois points que nous avons soulignés :
- Aucun développement ou progrès ne peut être envisagé si les idées ne sont pas sans cesse fouettées par l’intelligence collective, parce qu’il y a plus de risques dans l’ignorance que dans la connaissance et que le silence imposé est précisément porteur d’ignorance et de confusion.
- Nos systèmes imparfaits de démocratie pluraliste moderne reconnaissent en toute humilité que les majorités changent souvent ou changent d’avis et que nul ne peut être certain d’être dans la bonne direction s’il empêche, ne serait-ce qu’une seule opinion individuelle ou minoritaire, de s’exprimer.
- Enfin la suppression ou la mise en cage de la liberté, besoin qui est tout aussi incoercible et aussi congénital à l’homme que celui du pouvoir (besoin de sociabilité, de sécurité individuelle et/ou collective), n’a jamais pu assurer le bonheur d’un peuple censé en principe se prendre en charge, et cela sous quelque prétexte que ce soit.
Nous avons maintenant la lourde responsabilité de faire fonctionner l’intelligence créatrice. Mais quand elle déserte le forum et quand les institutions écrites et non écrites cessent de fonctionner de façon harmonieuse, les lois se taisent, comme dans les camps de concentration. Et alors le peuple souverain doit prendre ses responsabilités selon l’un des principes les plus sacrés des sociétés politiques et qui dispose que l’homme est un animal social doté de l’usage e la parole et que tout pouvoir tire sa légitimité, et pas seulement une légalité cosmétique, du consentement, même tacite et même infléchi des gouvernés. Il est peut-être temps que nous comprenions que la liberté, un des piliers des sociétés modernes, rend toujours plus fort, alors que la servitude et la bêtise, même repue et satisfaite, rabaissent toujours
Par Professeur Augustin AINAMON
i Ce compliment généreusement servi par Emmanuel Mounier dans son ouvrage de 1948, L’Eveil de l’Afrique noire et à qui on a attribué deux phrases aussi célèbres qu’inexactes : « Le Dahomey est le Quartier latin de l’Afrique. Mais cet intellectualisme fait de mesquineries et de méchanceté est de nature à enterrer définitivement le développement de ce pays » est-il vraiment mérité ? Emmanuel Mounier qui n’a jamais écrit ces deux phrases ou les nombreuses variantes, a écrit exactement ceci dans un chapitre intitulé « Dahomey Quartier latin de l’AOF » : « Quand on vient, de Freetown à Lomé, de survoler quelque douze cents kilomètres de forêt équatoriale, sans un repos pour l'œil, si ce n'est quelques marécages trop verts ou trop bruns, plus inquiétants encore que la toison serrée — ou les embouchures démesurées de quelques grands fleuves solitaires que poussent à la mer les griffes blanches des palétuviers, quand, au comble de l'oppression, on voit ce paysage de préhistoire s'arrêter subitement devant une légère aquarelle de sables roses, de cocotiers fusant comme d'innombrables jets d'eau, on a soudain le sentiment de sauter vingt siècles d'histoire. [….] Ce contraste, c'est le secret du Dahomey et du Togo. Cette coupure dans une toison qui s'étend sans autre interruption de Freetown au cœur du Congo, j'en ai dix fois demandé vainement la raison. Est-elle primitive et explique-t-elle l'évolution des Populations du couloir ? Ou est-ce la valeur de ces populations, peut-être venues du Nord, qui explique le défrichage de la forêt ? [….] Quoi qu'il en soit, ces populations du Dahomey et du Togo, surtout vers la côte, sont celles où dès maintenant fleurit la plus fine intelligence africaine.
ii Voir “Race is a spectrum. Sex is pretty damn binary” by Richard Dawkins, in Areo Magazine 05-01-2022 traduit pour l’Express par Peggy Sastre 11-01-2022. Voir aussi Charles Darwin et la question du racisme scientifique par Gérard Molina PUF, 2005-2 N° 38 pages 29 à 44 ISSN 0994-4524 ISBN 9782130554257 DOI 10.3917/amx.038.0029
iii Lettre du 19 janvier 1990 de L’Association des Amis de la Presse Libre au Ministre du Plan et de la Statistique, président du comité préparatoire de la Conférence nationale des forces vives.