Il y a une quinzaine d’années, un ami m’avait raconté l’histoire de cette jeune Européenne qui travaillait pour un projet financé par son pays à Man. Elle disposait d’un véhicule tous-terrains, mais comme elle n’habitait pas trop loin de son lieu de travail, elle préférait s’y rendre à pied ou à vélo. Elle n’utilisait son véhicule que pour se déplacer hors de Man. Cela indisposa ses collègues ivoiriens. L’un d’eux finit par lui expliquer que cela ne présentait pas bien qu’une Européenne se déplaçât à vélo à Man, surtout qu’elle avait une très belle et puissante voiture à sa disposition. Elle leur expliqua qu’elle le faisait parce qu’elle ne voulait pas polluer l’atmosphère en gaspillant du carburant, et que cela lui faisait du bien de marcher ou de faire du vélo pour se rendre à son travail. Rien n’y fit. Ses collègues ivoiriens n’en démordaient pas. Elle ne prit pas leurs remarques au sérieux. Alors, devant son entêtement, ils en parlèrent au préfet qui fut, lui aussi, scandalisé d’apprendre qu’une Européenne, disposant d’une voiture, préférait utiliser ses jambes ou une bicyclette pour aller au travail. Il tenta lui aussi de la raisonner. Comme il n’y parvint pas, de guerre lasse, il saisit l’ambassade de la jeune dame. Et c’est son ambassadeur qui réussit à la convaincre de ne pas créer des problèmes à son pays en choquant les populations locales. Eh oui ! Quand on vient d’un pays civilisé et riche, on ne se comporte pas comme une sauvage d’un pays pauvre en se déplaçant à vélo. Elle n’avait pas compris que ceux d’entre nous qui se déplacent à bicyclette ne le font pas pour des raisons écologiques ou sportives, mais faute d’avoir pu s’offrir une voiture.
Il y a toujours quelques années, un de mes aînés aujourd’hui disparu, qui était le dirigeant de l’une de nos grandes entreprises, me raconta sa grande honte lorsqu’un jour, alors qu’il recevait des personnalités françaises chez lui au village, un des paysans qu’il avait invités au déjeuner, certainement pour donner l’illusion qu’il était proche de sa population, et qui ne s’en sortait plus avec son couteau et sa fourchette abandonna son couvert au milieu du repas pour manger carrément avec sa main. Il eut honte parce que dans son esprit, le Français allait sans doute se demander comment, avec tous les moyens dont il disposait, il n’avait pas réussi à civiliser ce paysan.
Il y a quelques jours, mon jeune frère et confrère Soumahoro Alfa Yaya avait réagi à une de mes chronique en déplorant que l’on abandonne nos architectures traditionnelles pour construire dans nos villages ce qu’il a appelé « des maisons en béton aux contours sans poésie. » En retour, une dame lui a raconté comment une partie de sa famille s’était dressée contre elle, parce qu’elle avait voulu construire dans son village une grande case en briques de terre battue avec toutes les commodités. « C’est vous les cadres de cette famille qui devez donner le bon exemple, lui avait-on répliqué. On veut que le village évolue, on veut que vous construisiez des maisons en dur. » Et la pauvre dame a raconté qu’elle avait dû céder, pour ne pas « faire honte » à sa famille.
« Aussi pénible que puisse être cette constatation pour nous, nous devons la faire : pour le Noir, il n’y a qu’un destin, et il est blanc. » (Frantz Fanon dans « peau noire, masques blancs »). Le drame de l’Africain est qu’il veut se développer. Et pour bon nombre d’entre nous, se développer, c’est vivre comme les Européens, dans le même type d’habitat, avec les mêmes commodités, et de la même façon qu’eux. Manger comme eux, et les mêmes mets qu’eux, s’habiller comme eux, parler comme eux, boire les mêmes boissons qu’eux, aimer la même musique d’eux, etc. Pendant longtemps, les Ivoiriens se sont moqués des Burkinabè parce que leur capitale était encombrée de bicyclettes, alors qu’on en trouvait très peu à Abidjan. C’était le symbole qu’ils étaient pauvres et nous, riches. Oui, lorsqu’on est riche, on se déplace en voiture. Lorsqu’on est très riche, on possède plusieurs voitures, quitte à ne pas savoir quoi en faire.
Le résultat de tout cela est ces villes et villages désordonnés, sans âmes, sans charmes, sans poésie, comme dirait Alfa Yaya, pleines d’ordures et de sachets plastiques, incapables de séduire qui que ce soit. Je crois qu’il est temps que nous nous arrêtions un peu pour réfléchir sur ce que nous sommes et sur ce que nous voulons devenir. J’ai lu quelque part que le plus grand voyageur est celui qui a fait le tour complet de lui-même. Faisons ce tour de nous-mêmes, et nous découvrirons des trésors.
Par Venance Konan